Toute histoire n'est pas forcément bonne à entendre, ou tout simplement à raconter. Ce qui, il y a des dizaines d'années paraissait inimaginable, tels que les meurtres ou violences de toutes sortes, sont aujourd'hui monnaie courante. Chaque habitant de ces nouvelles Terres Désolées connait un baptême du feu pénible, traumatisant ou sordide. Moi, Rose Hopkin, je n'ai pas échappé à cette règle.

Je suis née de Suzanne Hopkin, épouse de William Hopkin. Tous deux étaient originaires de fermes pauvres et quasi-infertiles et se connurent à Jericho, Colorado, après que chacun d'entre eux eu quitté sa petite bourgade pour chercher l'aventure dans la "grande ville". Suzanne était parvenue à entrer au service d'un médecin endurcis qui entreprit de lui apprendre au fur et à mesure tout ce qu'il connaissait. Pendant quelques temps ils voyagèrent comme médecins itinérants avant de rentrer sur Jericho. Le maître approchait de ses vieux jours et il préférait évidemment les passer là où il y avait un bar à proximité. Mon père quant à lui n'était qu'un modeste commis (dans ledit bar) qui du faire une cour plus qu'assidue à ma mère pour parvenir à obtenir un rendez-vous. Je me demande encore comme William, un homme si foncièrement gentil, avait pu penser avoir quoi que ce soit en commun avec ma mère au caractère en acier trempé. Je suppose qu'il finit bien par trouver car ils se marièrent quelques temps plus tard. Ils menèrent leur vie tranquillement, puis lorsque le médecin finit par décéder Suzanne décida en avoir assez de la ville. Elle avait été profondément affectée par la perte de son mentor et ne voulait aucunement prendre sa suite craignant peut être au fond d'elle même d'y finir elle aussi ses jours, hantée par des horreurs sans nom qu'elle aurait pu avoir vu tout au long de sa carrière et cherchant à les noyer au fond d'un verre de whisky.
Mon père ne voyait pas d'inconvénient à "déménager", mais ce qui le convainquit plus que n'importe quoi fut l'annonce d'un enfant à venir. Selon lui la ville, bien qu'accueillante, n'était pas forcément le lieu idéal pour élever sa progéniture. Au bar de nombreux bruits de comptoirs couraient, parlant d'un fabuleux jardin d'Eden abrité au cœur des montagnes. Ils prirent contact avec les marchands de l'Abri 32 apprenant peu à peu à gagner leur confiance en faisant preuve de leur bonne foi. Ma mère parvint à établir une correspondance d'abord cordiale puis beaucoup plus intéressée avec le Superviseur. Au terme de longs mois ils parvinrent à un accord: mes parents et leur futur enfant gagnaient une place dans l'Abri à condition qu'elle se voue corps et âme à la Communauté. En effet le médecin de l'époque se faisait également vieux et réclamait sa retraite à cors et cris. Avec son expérience ma mère représentait une opportunité non-négligeable pour l'Abri sans représenter aucune menace, du à la promesse d'avenir que lui offrait ce sanctuaire pour son bébé. Ils entreprirent alors le long voyage jusqu'aux montagnes avec une caravane de retour. Suzanne y exerça pendant un temps sous la tutelle du vieux Dr Mason qui fut plus que satisfait de l'avoir comme remplaçante. Je naquis donc quelques semaines plus tard dans ce merveilleux jardin d'enfant tout en acier et béton armé.

Ma petite enfance fut facile. Mes parents m'aimaient inconditionnellement, ce qui à l'époque me semblait normal. Aujourd'hui je comprends mieux à quel point cette affection familiale peut être importante, et j'admire surtout le courage qu'ils ont eu pour accepter d'avoir un enfant dans un monde si dévasté où les perspectives d'un avenir serein sont rarissimes. Ce qui explique également leur attachement, bien qu'ils n'en soient pas natifs, pour l'Abri 32 malgré ses règles si rigides. Pour eux cela était synonyme de sécurité et donc de survie, un endroit protégé où ils pourraient m'élever sans craindre de me voir mourir d'une grippe, de déshydratation ou d'inanition.
Il n'y eu pas non plus d’événements marquant dans mon enfance, à par l'incroyable (bon OK à 10 ans un rien paraît incroyable) PIP-BOY 3000 offert pour mon anniversaire. C'est à partir de ce moment-là que je me pris de passion pour la radio et les livres, consignant dans mon super appareil tout ce que je pouvais retenir sur les plantes au rythme de Roy Brown.
Puis vint mon adolescence. Je passais le plus clair de mon temps dans le verger en compagnie de ma mère quand elle avait besoin de certaines variétés d'herbes, en classe ou encore enfermée dans ma chambre à bouquiner. Un vrai rataupe de bibliothèque. A 16 ans je passais mon GOAT, que l'on pourrait en fait traduire par "examen idiot pour des idiots qui déterminera ta vie entière d'abruti". Un test aux questions débiles qui était censé nous attribuer un boulot allant de celui de médecin à déboucheur de chiottes. Avec ma cervelle déjà bien éveillée je parvins à m'en sortir à peu près en obtenant un poste d'assistante à la pharmacie de l'Abri. On y gérait les stocks de médicaments ce qui me semblait (à juste titre) ennuyeux à mourir. Heureusement pour moi ma mère me prit sous son aile cherchant à m'apprendre tout ce qu'il y avait à connaître sur le métier de médecin. Mais le sang ou autres atrocités que pouvait supporter le corps humain ne m'intéressait guère, je faisais beaucoup plus attention aux enseignements sur les réactions chimiques des organismes sous l'influence de drogues, venins ou même simplement de certaines plantes.
A ce moment-là les habitants de l'Abri avaient déjà pris l'habitude de se rendre au marché de Jericho pour y vendre les fruits et légumes frais que nous cultivions ainsi que pour se tenir informer du nouveau monde. Mon père et ma mère s'y rendaient quelques fois dans l'année avec l'autorisation du Superviseur, ravis de prendre des nouvelles d'anciennes connaissances encore en vie, et c'est lors de ma crise d'adolescence tardive (18 ans, mieux vaut tard que jamais) que je parvins à les convaincre de m'emmener. Bien que je ne sois pas d'un naturel aventureux j'avais tout de même un esprit curieux et je souhaitais ardemment constater par moi-même de la nature des Terres Désolées. Sentir le sol poussiéreux sous mes semelles, m'orienter à l'aide d'une carte, ou tout simplement rencontrer de nouvelles personnes! En dix-huit ans croyez-moi, on a vite fait le tour, sans compter que beaucoup étaient partis justement trop désireux de quitter cet environnement étouffant. La population jeune se raréfiait, la plupart des restant étaient soit trop vieux pour partir soit trop peureux. Quant aux autres comme mes parents ils s'y épanouissaient tout simplement. Ce fut donc au terme d'une dispute ponctuée de cris et de larmes que je parvins enfin à être autorisée à les accompagner. Bien évidemment j'en étais ravie idiote que j'étais...

Nous prîmes d'abord le chemin tracé au cœur du massif montagneux qui nous servait de rempart naturel. Nous allions rester dessus un long moment avant de parvenir à sortir des montagnes. Il faisait chaud mais pas encore torride grâce à l'ombre bienfaisante dont nous dispensaient les cimes rocheuses. Mais le soleil ne tarda pas à monter haut dans le ciel réduisant la plupart du temps presque à néant les espaces ombragés. Nous continuâmes donc notre périple, le sac à dos rempli de fruits mûrs pesant davantage au fur et à mesure des heures. Les bretelles commençaient à tirer sérieusement sur mes épaules, et une douleur encore faible mais tenace se faisait sentir de mes orteils jusqu'à mon fessier. Je n'avais jamais autant fournis d'efforts physiques, si ce n'était quand mon père, dorénavant coach sportif pour l'hygiène de vie des habitants de l'Abri, ne me forçait à faire des séances de cardio intensives. Mais ce n'était pas la même chose de transpirer dans un Abri bien climatisé avec de l'eau à volonté que de marcher sous un soleil de plomb en ripant sur des cailloux pendant des heures. Nous débouchâmes ensuite sur une large corniche au pied de laquelle s'étalait une étendue gigantesque de collines et de vastes plateaux tranchant sur le presque azur du ciel. J'en fus émerveillée, mais ressentie également une forte bouffée d'angoisse étant peu habituée à tant d'espace. Cette immensité ocre me ramenait au rang d'insecte insignifiant.
Voyant mon air de chien battu, des mèches échappées de mon chignon collées par la sueur à mes tempes et mes joues écarlates, ma mère supplia en riant son mari pour que nous nous arrêtions quelques minutes. Reconnaissante je m'affalais à l'ombre d'une grosse roche et avalais goulûment un bon quart de ma gourde. Mon père m'indiqua d'un ton railleur mais affectueux que nous n'avions effectué qu'un tiers environ du chemin pour Jericho. Ce fut à ce moment-là que je reçu ma grande leçon de vie.

[Uc]