- Jodie, on y va.

La gamine de neuf ans se leva et trottina vers la figure maternelle qui l'avait interpelée. Derrière elle, d'autres enfants de son âge ricanaient en la revoyant fixer longuement cette dépouille de radcafard. À cette époque, la jeune Jodie était loin de faire l'unanimité parmi les jeunes de sa génération, et avait tout le mal du monde pour conserver l'attention des grandes personnes. Cela aurait pu n'être qu'un détail à ses yeux si il ne lui était pas tout aussi difficile de se faire comprendre par ses propres parents.
Tous deux ne juraient que par le trente-deuxième abri et auraient préféré que ce dernier ne s'ouvre jamais. "On s'débrouille assez bien seuls pour pas avoir à s'abaisser à refiler des produits dont on a b'soin." aimait à répéter son père, Jeremiah. "Explorer ? Pour quoi faire ?" se répétait sa mère, Irene. Ironie du sort, tous deux étaient chargés de négocier avec les marchands de passage. Autant vous dire que l'enfant avide de nouveautés et d'apprentissage se voyait bridée par deux entités qu'elle n'arrivait pas à appeler "parents" tant ces dernières semblaient regretter de voir leur petite tête blonde chercher à en apprendre plus sur le monde extérieur. Pour sûr, elle n'avait rien à voir avec son frère, Ryan, de cinq ans son aîné. Lui était trop occupé à perpétrer la tradition familiale pour s'occuper d'elle et n'avais jamais eu l'air d'éprouver le moindre remords en niant leur lien fraternel lorsqu'on le mettait dans l'embarras.
Ainsi, ses proches qui n'en étaient pas contribuaient sans le savoir à l'éloignement de Jodie quant à la vie en petite communauté ordonnée. Ses journées, elle les passait à s'imaginer ce à quoi pouvait bien ressembler l'extérieur, buvant les récits des voyageurs de passage qu'elle guettait sans cesse, accompagnant tour à tour père et mère à l'entrée de l'abri.

Ce fut finalement l'idée même de se plier aux volontés des résultats obtenus au G.O.A.T. qui acheva de la détacher du monde dans lequel elle était née. De simples statistiques devraient donc décider pour elle de ce qu'elle deviendrait ? Était-ce donc tout ce qu'elle pouvait espérer en restant dans cet endroit étriqué ?
Personne ne s'étonna de ne pas voir Jodie se présenter ce jour qui aurait défini tous les suivants. La veille, alors que sa mère vérifiait la cargaison reçue, l'adolescente s'était glissée dans la caravane qui reprenait la direction de Jericho.

Le coeur léger et les pieds envieux de fouler de nouveaux sols, Jodie se voyait déjà parcourir les terres dévastées et aller à la rencontre de tout ce qu'elles pouvaient receler. Mais une force bien au dessus d'elle ne semblait pas décidée à la laisser libre de ses choix.
Une heure seulement après avoir quitté l'abri 32, la caravane si vit abordée par un groupe de raiders bien peu maniérés et arborant d'horrifiantes peintures de guerre. Des Grizzlis. Alors que marchands et escortes défendaient tant bien que mal leurs biens et leurs vies, la petite Jodie observait la lutte d'un regard émerveillé qui attira l’œil de l'un des assaillants.
Hurle-Vent ne fit pas part de ses impressions lorsque lui et le reste du groupuscule de raiders entraînaient les civils survivants au fin fond de leurs terres. Ce n'est qu'une fois à destination qu'il s'entretint avec Oeil-de-Faucon au sujet de cette prise curieusement intéressée par les leurs. On décida alors d'isoler Jodie du reste des captifs et ce fut Hurle-Vent qui eut la tâche de tenter d'en apprendre plus à son sujet. L'adolescente s'était montrée plus que coopérative et semblait davantage intéressée par le mode de vie des raiders qu'eux ne l'étaient par son passé, lui valant toute l'attention de son geôlier qui s'amusait de la voir aussi passionnée. Sa vision du monde toute particulière lui donnait un énorme potentiel au sein des Grizzlis et elle semblait envieuse de rejoindre leurs rangs, mais encore fallait-il qu'elle fasse ses preuves. Une semaine après sa capture, on défit ses liens et la mit à l'essai. Hurle-Vent s'en porta garant et ne la quitta pas d'une semaine durant deux longs mois pendant lesquels elle fit la connaissance de quelques individus enclins à l'accepter au sein des Grizzlis. Ces soixante, jours durant lesquels Jodie développa sa vue du monde extérieur, furent pour elle une véritable révélation. Tous les doutes, toutes les questions, tous les intérêts qui avaient pu occuper son esprit jusqu'alors étaient les mêmes pour ses hôtes qui démontrèrent davantage d'attention envers la jeune recrue qu'elle n'en avait jamais reçu et le fonctionnement de chaque élément naturel s'expliquait à elle dans une logique totalement mystique.
À l'issue de ces deux mois, Hurle-Vent vint trouver l'adolescente pour la soumettre au traditionnel rite de passage qui lui permettrait d'intégrer définitivement leur clan. S'adonner à cette coutume pouvait s'avérer risqué, mais le mentor avait pris soin de proposer à sa recrue quelques leçons de botanique afin qu'elle ne s'empoisonne pas bêtement le temps venu. Plus motivée que jamais, Jodie partit seule en quête de denrées qui lui permettraient de s'égarer un temps dans un monde qui serait sien et revint le soir même avec une pleine poche d'herbes, de champignons et de quelques batraciens.
Son monde à elle était vide, noir et silencieux. Rien d'autre ne lui parvenait que trois voix résonnant sur des parois inexistantes et déversant sur elle un flot de paroles incompréhensibles. L'une reflétait une colère sans nom contre tous ceux qui ne la considéraient pas. La seconde était langoureuse et avide d'expériences nouvelles et de situations dangereuses. La dernière était celle de l'enfant qu'elle avait été. Elles se turent soudainement et laissèrent place à un rayon qui éclaira des formes familières. Hurle-Vent se tenait devant elle. Œil-de-Faucon, Comanche et d'autres Grizzlis l'observaient d'un peu plus loin. Le Hurle-Vent tendit sa main vers la jeune femme et l'entraîna vers ce qu'elle voyait à présent comme sa nouvelle famille. Sa transe avait duré à peine plus de douze heures et lui avait enfin révélé qui elle était. Petite-Sœur serait donc son nouveau nom, et tous seraient de son sang.

Nous voilà douze ans plus tard. Bien que petite et maigrichonne, Petite-Sœur est à présent une femme accomplie, du moins au sens où l'entendent les Raiders. Son impulsivité, sa violence et sa perversité ont grimpé en flèche sous l'influence des drogues et de deux des esprits qu'elle dit avoir en tête, mais sans parvenir à chasser l'innocente fillette qui survit malgré un mode de vie particulièrement rude.
Le rôle de rabatteuse qu'elle joue au sein du groupe est loin d'être anodin puisqu'il mise énormément sur le physique enfantin de la raider. Là encore elle n'a pas eu son mot à dire, mais puisqu'on lui a assigné une tâche lui permettant de vadrouiller où bon lui semble, elle s'en contente parfaitement. Elle erre donc sur les terres dévastées du Colorado, seule ou accompagnée, à la recherche de gibier pour les Grizzlis.
Colons, caravanes, étrangers, petits curieux, vous êtes tous susceptibles de voir sur votre route une jolie petite blonde aux manies amusantes. Priez seulement pour qu'elle passe son chemin.