C'était peut-être la dernière fois qu'elle les voyait. Elle serra la main d'Œil-de-Faucon dans la sienne et ferma les paupières. Sentir sa chaleur avant de partir. Petite déjà, Lune Étoilée avait pris l'habitude de s'endormir le visage dans la paume chaude et moite de son frère. Cela avait quelque chose de réconfortant, d'être aveuglée par la chair familière, comme si tout le reste n'existait pas. Chez les Grizzlis, on accordait aux plus jeunes comme une « trêve de l'enfance ». Peu pouvaient s'en vanter. Lune Étoilée dévisagea encore le visage brun d'Œil-de-Faucon, les rides au coin de ses yeux, ses lèvres plissées. Comme il allait lui manquer ! Elle était pourtant préparée à son voyage. Depuis trois ans, depuis ses premières gouttes de sang. En général, les non-natifs n'avaient pas autant de temps pour appréhender leur Quête et, bien qu'illogiques, les trois années devaient être respectées lorsque l'enfant était né au Canyon. C'était ce dont il était question dans la « trêve de l'enfance ». Pour les filles, cette trêve prenait fin lorsqu'elles étaient prêtes à donner la vie, quand ce que la Nature avait exclusivement offert aux femmes se dévoilait. Pour les garçons, il s'agissait d'un phénomène moins évident que les plus anciens appelaient la Mue. Les filles partaient plus tôt que les garçons, et sans doute était-ce pour cette raison que moins d'entre elles revenaient.

Lune Étoilée n'avait ressenti aucune peur en voyant son propre frère partir, quelques années auparavant. Il était fort pour son âge, il connaissait les plantes mieux que les anciens. Il interprétait les signes de la Nature, les changements de température, les sons, la luminosité comme personne. Lune avait glané ses informations alors qu'il lui racontait son périple et sa Vision. Elle savait comme une évidence qu'il était un leader-né, et qu'il deviendrait le prochain Chef. Comme sa sœur, elle devait lui faire honneur, mais elle n'écartait pas l'éventualité de mourir à mi-chemin. Elle n'avait pas peur, elle ne voulait plus avoir peur. Elle n'avait pas peur de la mort, mais elle préférait rester avec les vivants tout le temps que son frère en serait un exemple.

« Passe l'épreuve de la montagne et tu seras véritablement l'une des nôtres », lui chuchota à l'oreille Lumière Blanche, la plus vieille des Grizzlis – une soixantaine d'années à tout casser.

Comme Lumière Blanche, Œil-de-Faucon et Lune Étoilée savaient que si elle survivait pendant la cueillette, elle survivrait à la Vision. Lune Étoilée était la plus fervente fidèle des pratiques et croyances du groupe, en dehors de son frère. Le Créateur ne pouvait pas se permettre de les séparer d'elle. Non, la montagne seule était le défi. Il fallait l'atteindre, il fallait la gravir, il fallait en redescendre et faire le chemin inverse pour rentrer à Grizzli Canyon. Lune Étoilée avait déjà accompagné un groupe de raiders trois fois, simplement pour connaître le chemin à traverser et se familiariser avec l'extérieur. Y aller seule serait une première, en revanche. Lune Étoilée se sentait mieux entourée, dans les pattes de son frère. Elle n'avait pas encore totalement confiance en ses capacités pour se sentir sereine livrée à elle-même.

Un Grizzli responsable de l'armement des raiders lui tendit un arc et cinq flèches aux pointes en fer. L'arme traditionnelle. Lune Étoilée avait entre autres passé la majeure partie de son éducation – les trois ans d'attente – à apprendre à se servir d'un arc. Passant l'arc en bandoulière et les flèches dans la ceinture qui maintenait la tunique en peau de brahmine, elle fit un dernier salut au groupe et commença à s'éloigner. Elle s'était habillée chaudement, comme elle partait de nuit. Par-dessus sa tunique, elle portait un blouson noir élimé qui appartenait à Œil-de-Faucon. Elle portait son unique pantalon, fait de cuir tanné et offert par son père avant qu'il ne meurt. Il était maintenant un peu petit, lui arrivant au-dessus des chevilles. Une paire de bottines en cuir volée sur le cadavre d'un marchand, un morceau de tissu accroché autour du cou, à remonter lorsque le soleil taperait et une besace contenant le strict nécessaire – eau, racines de xander – complétaient la tenue.

Lune Étoilée était désormais à plusieurs mètres de l'embouchure qui menait au campement. Elle marchait dans le noir de la nuit, contre la falaise du Canyon pour éviter de se faire repérer. Plus loin, elle pourrait commencer son ascension. Si tout allait bien, elle aurait fini de remonter le Canyon avant le lever du soleil. Ensuite, tout serait plus compliqué.

••

Sa capuche de misère remontée complètement, Lune Étoilée gravit un énième rocher. Elle avait du attendre qu'un petit groupe de raiders ennemis s'éloigne à l'aube, dans un recoin sombre et sec. Si elle en connaissait l'existence, attendre des minutes sous cet amas de pierre lui aurait fait penser à ce qu'on doit ressentir à l'intérieur d'un four. Lune Étoilée n'avait pas vraiment l'habitude de cumuler efforts et chaleur torride. Les Grizzlis agissaient principalement la nuit, et s'ils arrivaient en journée, eh bien ils se contentaient d'attendre la nuit. Alors qu'elle vide sa première bouteille d'eau, Lune entend des bruits de pas ou plutôt : des bruits de pierres qui chutent sous la pression d'un pied.

Avant qu'on puisse la voir, elle se dissimule derrière un gros rocher. Serrant ses mains sur le rebord de celui-ci, les jointures blanches, elle tend une oreille, puis un œil de l'autre coté, le côté de l'intrus. Pendant un instant, Lune Étoilée pense à un radscorpion, et tend une main vers son arc, l'autre vers une flèche. Le venin pourrait être intégré à sa potion, et elle serait acclamée au Canyon si elle revenait en ayant abattu un tel animal. Mais Lune range bien vite son arme derrière son dos en reconnaissant une jambe et puis tout un corps humain.

Il est seul, ou du moins, s'il ne l'est pas, ses compagnons sont beaucoup plus loin – beaucoup trop loin ? Il n'est pas plus jeune qu'elle, pas plus vieux non plus. De là où elle est, Lune Étoilée sait qu'il y a peu de probabilité pour qu'elle réussisse à l'immobiliser. Si elle attend qu'il s'approche encore un peu, elle pourra peut-être évaluer sa dangerosité, s'il porte une arme et laquelle et alors elle décidera de planter une flèche ou non. Elle n'a pas l'intention de le tuer – ou par accident –, seulement le blesser pour prendre de l'avance et disparaître plus haut, vers le sommet.

Alors qu'elle est soulagée d'avoir trouvé un solution temporaire qui satisfait aussi bien sa volonté de rester cachée et sa morale, elle a le malheur de reculer sur un caillou plus gros qu'un autre, qui, en glissant, amène dans sa chute une multitude de ses frères et de poussières, dévoilant sa position. Lune reste interdite, pétrifiée par son erreur de débutante.

La main posée sur sa poitrine, Lune Étoilée reprend doucement sa respiration. La pierre brûlante contre son dos la protège pour l'instant, mais pour encore combien de temps ? Elle baisse les yeux vers l'interstice par lequel elle voit les jambes de l'intrus. Elle ne peut pas voir plus de sa personne, et ne quitterai sa cachette pour rien au monde. Vraiment ?

Le bruit que fait l'homme – car c'en est un, sa voix l'a trahi – rappelle à Lune les amas de ferrailles rouillées et de verres brisés que les enfants assemblent pour que le vent les fasse s'entrechoquer. On dit que ça chasse les mauvais esprits, les cauchemars. Mais ça fait tellement longtemps que tous vivent dans un cauchemar qu'ils ont oublié, ou n'ont même jamais su, ce que ça fait de rêver. On ne dort que d'une oreille, les dangers sont partout et ne sont pas forcément représentés par les bêtes sauvages qui peuplent le Colorado. Non, parfois les bêtes les plus redoutables connaissent le langage humain. Lune Étoilée sait ce qu'est une grenade : elle n'en a seulement jamais vue. Elle sait qu'une grenade est une arme, qu'on l'utilise pour éliminer quelqu'un à distance. Cela suffit à rendre la menace imminente tangible. La grenade fait le même bruit que les « Attrape-Rêves » des enfants Grizzlis, mais son action est parfaitement antinomique. L'antithèse du chasseur de monstres ; ici, c'est le monstre qui chasse.

Évidemment qu'elle courrait vite ! Cependant, pour dire vrai, Lune Étoilée n'avait jamais eu à échapper à une arme lancée à distance. Pendant l'un des raids auquel elle avait participé, les Grizzlis avaient eu à se défendre d'un groupe ennemi. Mais les balles, les flèches et les rayons lasers arrivaient de front, jamais de dos. Face à face, la défense restait possible ; mais quand l'attaque venait d'un endroit qu'on a pas remarqué, de derrière, du ciel, alors tout devient plus compliqué et il n'y a qu'une chose à faire : prier le Créateur de survivre au premier assaut, pour pouvoir appréhender la suite avec le plus de connaissances possibles. Mourir de la main d'un lâche, c'est pire encore que de tuer lâchement.

« Tu risques rien. »

Les lèvres de Lune Étoilée s'étirent en un rictus moqueur. On aurait dit que la personne derrière le rocher essayait d'apprivoiser un animal sauvage. Apprivoiser ou capturer, où est la différence ? L'un comme l'autre retire la liberté de l'animal, son indépendance et il se retrouve à vivre dans un mensonge. L'animal se fiche bien du mensonge, il ne sait même pas ce que c'est, le mensonge comme l'affection étant des sentiments purement humains. Mais Lune Étoilée connaît ces concepts et elle sait qu'elle ne risque pas « rien ». Elle risque sa vie. Tout ce qui arrive à la soulager, c'est que l'homme n'a pas encore attaqué. Elle a peut-être une chance de s'en sortir vivante et en un seul morceau. Peut-être que si elle attend un peu, il se lassera et la laissera tranquille. Si ce qu'il dit est vrai, il ira plus loin chercher ses trucs et partira. Elle pourra sortir de derrière son rocher, et continuera de marcher sur des pierres pour masquer son passage. Il lui reste moins d'un jour de raid, elle si proche du Canyon, si proche de rentrer !

Il lui semble avoir attendu des heures. En fait, le soleil n'a pas bougé et sur ses doigts, elle n'a compté que sept minutes. Ses joues commencent à cramer malgré la protection – un peu superficielle – de l'étoffe qui recouvre sa tête. Elle crache sur ses mains et les pose sur son visage, soupirant discrètement. Enfin, elle attrape une pierre sur le sol, passe l'arc devant elle et pince la corde de sa main droite, la pierre rangée entre son pouce et l'extérieur de l'index, l'encoche à hauteur de l’œil. Elle se déplace avec lenteur, posément. Il s'agit de ne pas effrayer l'homme, pour ne pas qu'il lance sa grenade ou n'importe quoi de dangereusement inutile. Lune Étoilée peut enfin dévisager l'intrus, qui sort en fait à peine de l'adolescence. Elle se redresse, étant restée à demi-pliée pour avancer sans bruit. La pierre n'a pas cessé de viser l’œil de l'inconnu.

« Où est la grenade ? »

Lune Étoilée observe le trousseau de clés que l'étranger tient dans une main, le revolver qu'il serre dans l'autre. Elle retient un juron avant de contracter les muscles de son bras droit. Elle ne quitte pas l'étranger de son regard noir et elle retient presque sa main de détendre la corde et de crever l’œil de cet enfoiré. Lune Étoilée ne sait pas contre qui elle est le plus en colère : lui ou elle, d'avoir été aussi naïve et crédule.

« Où sont les autres ? »

Désormais, il faut qu'elle trouve le moyen de lui fausser compagnie, et elle ne rechigne plus à l'idée de tuer quelqu'un sur le chemin de son apprentissage. Mais si il tombait sur le sol au moment où ses compagnons arrivaient – elle ne sait même pas combien de personnes elle devrait attendre –, là, sa survie à elle deviendrait un challenge quasiment impossible. Inconsciemment, très très loin au fond de ses pensées, Lune Étoilée espérait que l'étranger n'ait pas menti sur tous les points, et que, bien sans grenade, il soit un homme d'honneur.

Vraiment ?

D'après l'étranger, ses compagnons de route – raiders ou simples marchands, Lune avait décidé que c'était du pareil au même – les encerclaient. Elle ne sait pas pour qui il la prend en lui faisant sous-entendre qu'elle était peut-être passée près d'eux sans les avoir remarqués, mais cette fois-ci, c'est fini, elle ne croirait plus ses paroles aussi aveuglément. Si elle l'écoute et suit la logique de ses dires, il veut lui signifier qu'elle est prise au piège. Ou bien il a peur du danger qu'elle peut représenter et se sert de sa domination numérique pour qu'elle baisse son arc. Lune Étoilée préfère rester prudente et garde ses bras tendu, l’œil gauche à demi plissé, continuant de viser fixement la pupille sombre de l'inconnu.

Lorsqu'il affirme qu'elle n'est pas une voyageuse, qu'il commence à discuter avec elle, les muscles de ses bras se relâchent et l'arc se baisse lentement. Elle décide que, finalement, pour le moment, elle peut se permettre de baisser sa garde. Mais la baisser ne signifie pas pour autant qu'elle ne le considère plus avec précaution, comme un potentiel ennemi.

S'il agit de la sorte, elle en déduit qu'il n'est pas un raider d'un autre groupe. S'il en avait été un, il l'aurait torturée et après seulement il aurait posé les questions. Et s'il disait la vérité sur les autres qui l'accompagnaient, elle suppose qu'il n'est pas un élément essentiel de leur convoi. Après tout, on ne laisse pas un adolescent partir en reconnaissance seul si sa disparition risquait d'entraîner un manque quelconque. Lune range son arc dans son dos, et fait sauter la pierre dans sa paume. Son regard se détend comme un sourire taquin étend ses lèvres.

« C'est pas avec une simple pierre que je risque de te tuer, tu sais. »

Elle jette la pierre au loin, derrière elle. Pour le coup, elle compte bien bluffer. Si l'étranger était plus vieux et plus imposant – non pas qu'il ne le soit pas, mais Lune Étoilée avait toujours la carrure de son frère à l'esprit et en comparaison, l'autre ne faisait pas le poids, loin de là –, elle serait moins rassurée sur son ton espiègle et mal à l'aise. Mais ce n'est pas le cas et elle fait presque illusion et les tremblements dans sa voix restent quasiment imperceptibles.

« Tu les as certainement entendus passer », répète-t-elle, presque mot pour mot. Pour une fois, elle est fière de sa réponse. Si l'inconnu se moque d'elle, elle n'est pas sans défense non plus de ce côté-là. « Tu peux ranger ton arme ? Je te promets de ne rien faire, je ne suis pas partie avec l'intention de me servir de ça. » Lune désigne du menton les flèches coincées entre la ceinture en cuir et sa taille. « Pas sur une autre personne, en tout cas », précise-t-elle.

Lune Étoilée attendit qu'il baisse ou non son arme. Elle se demande si elle doit lui expliquer sa situation et rechigne à ajouter quelque chose à ce qu'elle vient de dire. Depuis qu'elle a trébuché sur ces pierres maudites et jusqu'à ce qu'elle sorte de derrière son rocher, qui les séparait tous les deux, il a eu tout un tas d'occasions pour lui percer l'abdomen ou la poitrine d'une ou deux balles et il ne l'a toujours pas fait. Sans doute a-t-il dit la vérité sur ce point et sans doute pourrait-elle lui faire confiance pour ne pas mourir de sa main.

Œil-de-Faucon aurait tué l'étranger dès le début, juste après avoir été découvert. Il aurait balancé le corps depuis sa position ou bien l'aurait caché dans un coin relativement sombre. Il n'en aurait rien eu à faire et sa conscience ne l'aurait pas empêché de dormir. C'est du moins ce que Lune imagine. Il ne serait pas content de savoir qu'elle a laissé l'inconnu lui adresser la parole – et encore plus mécontent d'apprendre qu'elle lui avait répondu ! Mais Lune Étoilée n'est pas non plus endoctrinée, au contraire. Elle sait que chaque personne agit et réagit différemment et que ces différences font la force des Grizzlis, une fois combinées et utilisées à bon escient. Ce ne sont pas les Grizzlis qui l'ont adoptée, c'est elle qui a adoptée les Grizzlis.

« Si ça peut te rassurer, je suis seule. » Lune croisa ses bras contre sa poitrine et s'adossa au rocher, l'air faussement détendue. « Et ça m'arrangerait que tu dises à tes gens de ne pas me plomber à vue de peur que je représente une menace. Parce que c'est pas le cas. »

Coyote Avide possédait un jeu de cartes et il avait appris à certains Grizzlis comment jouer à un jeu qu'il appelait « Poker ». C'était ses parents qui le lui avaient eux-mêmes enseigné avant qu'ils meurent. Ils n'appartenaient pas au clan. Coyote Avide disait que c'était facile, qu'il suffisait de tromper l'autre, de mentir un peu et de faire semblant. Les cartes n'avaient pas réellement d'importance : c'était ce qu'on en faisait qui comptait vraiment.

Lune Étoilée n'avait jamais été très forte à ce jeu.

L'un des sourcils de Lune se souleva lorsque Jax insinua qu'elle avait du « en » côtoyer par mal. Des types crédules, trop confiants ? Ça se faisait de plus en plus rare, mais il restait d'irréductibles candides qui avaient un peu trop foi en l'humanité. Certains continuaient à surestimer la bonté des hommes et le payaient cher, très cher ; parfois au prix du sang, d'autres fois, pire, au prix de leur liberté. Lune Étoilée jugea qu'elle pouvait se défaire de la cuirasse dure comme l'acier qui l'enveloppait en permanence depuis sa rencontre avec l'étranger. Elle contrôlerait toujours ses mots et détournerait les questions aux réponses potentiellement dangereuses mais le ferait avec plus de... chaleur.

« Je ne suis pas sûre que “côtoyer” soit le bon mot, ils ne restent pas assez longtemps. »

Et c'était un euphémisme, pour ne pas dire qu'ils mouraient purement et simplement, soit par le corps, soit par l'âme. Les crédules avaient deux possibilités : ils apprenaient rapidement la rudesse des terres dévastées et adoptaient son implacabilité ou ils abandonnaient. Lune Étoilée respectait les seconds et méprisait les premiers. Elle n'avait aucune considération pour les êtres qui étaient prêts à se plier pour survivre, jusqu'à oublier qui ils étaient. Ce n'était ni plus ni moins qu'une forme de servitude volontaire et contraire aux principes élémentaires de Lune Étoilée.

« Mais je suppose que c'est le lot de tout le monde, par les temps qui courent. »

Petite miette de compassion.

En lui parlant, Lune Étoilée avait l'impression que les raiders, pour commencer, ne formaient qu'une seule et grande entité et qu'ils provenaient tous de la même roche. Comme une colonie de fourmis qui avance dans un même mouvement destructeur, balayant tout sur son passage. Ses préjugés avaient peut-être l'air fondés, réalistes, ils ne contenaient néanmoins pas la moindre vérité. Les raiders vivaient par groupes et, généralement, ils ne s'entendaient même pas. Ils avaient leur territoire, leurs coutumes, leurs lignes de conduite. Certains étaient plus ou moins organisés, d'autre l'étaient jusque dans le plus minuscule des détails. Chaque groupe était d'une espèce différente. Comme chaque être humain réagit différemment, les clans avaient des modes d'action différents. Leur seul point commun, c'était à la fois de se rebeller contre les factions supérieures et d'avoir trouvé un moyen de survivre qui divergeait des modèles reconnus et acceptés avant la Grande Guerre. Vivre marginalement ne signifiait pas vivre de la mauvaise façon. Mais elle ne releva pas, se contentant de hausser vaguement les épaules sans grand sens. Il verrait peut-être un jour, par lui-même.

Elle passa devant Jax, un fragment de méfiance dans ses muscles. Dans les terres dévastées, petit à petit le corps prenait presque le dessus sur l'esprit et agissait plus vite. On ne pouvait pas qualifier ça de réflexes, c'était davantage comme d'un deuxième cerveau. Les circuits neuronales hibernaient pendant que la chair dominait. La main de Lune se posa sur le roc et le reste de son corps se hissa plus haut. Elle n'avait pas besoin de son aide et de toute façon, elle n'en avait pas le droit. Elle devait escalader seule la montagne, la redescendre seule, des champignons plein sa besace. Elle acceptait qu'il la suive, mais seulement parce que la solitude lui pesait. Il n'en restait pas moins qu'elle était ici pour une raison, et que cette raison l'interdisait d'utiliser une aide quelconque.

« On ne se méfie pas suffisamment de l'eau qui dort », lui répondit-elle enfin.

Elle attendit qu'il la rejoigne sur le rocher avant de continuer.

« Tu dois vivre sans croire, alors tu ne comprendrais pas. Disons que c'est un rite d'initiation : si j'arrive à survivre, j'ai gagné ma place. »

Lune Étoilée lui épargna l'histoire du Créateur, la véritable raison de ce rite et l'utilisation des champignons. Non, elle ne « planerait » pas avec eux, et ce n'était pas quelque chose d'ordinaire. Mais elle n'avait pas envie de s'étaler là-dessus, pas plus qu'elle ne trouvait judicieux d'expliquer les traditions des Grizzlis en détail à un profane. Et elle pensait réellement qu'il ne comprendrait pas. Il fallait être né au campement pour comprendre parfaitement les us et coutumes grizzliennes et avoir envie d'y croire pour parvenir à en devenir un. On constatait la réelle détermination des non-natifs à leur réaction le jour de leur départ pour la Montagne. Certains fuyaient dans la nuit et alors il n'y avait pas de doute. Mais Lune soupçonnait certains d'avoir fui pendant l'excursion, pour ne pas passer pour des lâches. Le Créateur saurait les reconnaître quoi qu'il en soit.

« Je ne suis pas sûre que tu puisses railler les miens, quand tes amis t'envoient toi en première ligne », ajouta Lune en insistant lourdement sur le mot « toi ».

••

Ce sont les oreilles de Lune qui remarquèrent en premier le noble oiseau. Puis, ses yeux se levèrent jusqu'au ciel et observèrent un instant le vol majestueux de l'aigle. Pour elle, c'était un signe : les Grizzlis révéraient deux êtres vivants, le grizzli, d'où venait leur nom, et l'aigle. La force brute, terrestre et la clairvoyance sage, céleste. Des puissances complémentaires. L'aigle était, dans leurs légendes, un augure du Créateur, un avertissement.

Lune Étoilée s'immobilisa complètement et leva la main pour signifier à Jax de s'arrêter là, lui désignant l'oiseau de l'index. Il se moquerait certainement encore une fois d'elle, mais Lune ne pouvait passer à côté de ce présage. Le Créateur se révélait si peu souvent que ç'aurait été au summum de la stupidité de l'ignorer parce qu'un non-initié l'accompagnait. Le rapace traçait des cercles dans les airs, comme s'il se préparait à fondre sur sa proie. Il glatit et Lune Étoilée le regarda, fascinée, se poser sur le sommet de la montagne, à quelques mètres à peine d'eux.

Un frisson d'adrénaline lui fit redresser l'échine. Il fallait qu'ils le rejoignent.

« Tu as vu ça ? »

Et son intonation était si claire et si émerveillée qu'on aurait dit les mots d'un enfant – ce qu'elle était encore, quelque part.

Lune Étoilée regarda Jax, mi-horrifiée, mi-obnubilée, alors qu'il avança vers l'aigle. C'était la première fois qu'elle croisait un de ces oiseaux rares, et la première fois qu'elle conversait avec un étranger. Voir un symbole des Grizzlis et un adolescent qui ne connaissait rien de ses traditions presque côte à côte avait quelque chose d'insensé, de saugrenu. Elle ne s'était jamais aussi sentie proche de sa famille, et à la fois, terriblement éloignée. Lune leva une main vers le bras de Jax, dans un mouvement d'appréhension. Elle avait peur que le rapace disparaisse, qu'il étende ses ailes et s'envole loin d'eux. Quand l'aigle ouvrit ses ailes, elle laissa retomber sa main et recula d'un pas. Son orgueil n'était plus rien face à l'envoyé du Créateur.

« Carrément plus classe », murmura-t-elle sans y faire attention.

Si elle ramenait l'aigle, elle serait comme l'égale du Créateur aux yeux du groupe. Son frère serait extrêmement fier de sa sœur si elle revenait au Canyon, les serres de l'aigle autour de son avant-bras, ou bien volant au-dessus d'elle, veillant à distance. Elle serait invincible, presque surhumaine – mais d'un autre type que les mutants. Elle fut étonnée du manque d'intérêt presque total que portait Jax à l'aigle, de son indifférence. Qu'il puisse s'approcher ou pas ne le troublait pas plus que ça, mais Lune songea que les croyances de chacun étaient plus éloignées les unes des autres que n'importe quelle autre chose immatérielle de ce monde. Il y en avait qui pensaient que les mutants étaient supérieurs, d'autres que c'étaient les humains les plus purs. Et il y avait Lune, qui ne voyait pas plus transcendant qu'un aigle royal qui culminait au-dessus d'eux, simples êtres de chair et de sang. Elle reconnaissait que l'oiseau en lui-même n'avait pas plus d'intérêt qu'un autre animal en voie d'extinction, mais c'était la charge symbolique qu'il détenait qui en faisait tout autre chose : quelque chose à protéger, même s'il n'en avait pas le besoin.

Elle aurait plus que sa place chez les Grizzlis si elle arrivait à apprivoiser l'aigle. Beaucoup plus. Au-delà de la simple reconnaissance, au-delà du simple respect. Elle ne serait plus un pair, elle serait une déesse.

Elle sembla redescendre sur terre lorsqu'il brisa le moment en lui disant qu'il n'avait aucune envie d'être un raider. Elle le regarda, un peu perdue. Qu'est-ce que ça pouvait bien lui foutre, ses états d'âme ? Du coin de l’œil, elle ne cessait de surveiller l'aigle.

« Si ça se trouve, t'es exactement en train de jouer les raiders mais t'en sais rien », chuchota-t-elle. En tout cas, Lune Étoilée commençait à ne plus trop savoir. Le doute s'installait en elle : et si Jax n'était rien d'autre qu'un raider d'un groupe adverse, un peu trop malin pour ne pas se manifester ? « Si ça se trouve, c'est juste moi qui l'ignore », paracheva-t-elle, continuant de parler à voix basse.

Lorsqu'il se décala, lui laissant un chemin évident jusqu'à l'aigle, elle leva les yeux vers lui, complètement. Vraiment, il la laissait ? Il lui laissait la possibilité de s'approprier leur découverte ? Jax n'était peut-être pas aussi irritant qu'il en avait l'air, finalement. Alors, elle fit quelque chose d'immensément stupide – ou bien était-ce du génie ? – : elle déposa l'arc à ses pieds, qui rejoignit sa besace. Elle était totalement vulnérable, et c'était ce qu'elle recherchait. On n'apprivoise pas un envoyé du Créateur, on lui ouvre ses mains et on se laisse apprivoiser. Mais si elle se découvrait pour le rapace, elle se découvrait également vis-à-vis de Jax et de ce côté-ci, son comportement était imprudent et risqué. Elle allait devoir se fier au Créateur, et à la chance qu'il lui accorderait. Si elle se montrait téméraire, serait-elle récompensée ?

Elle commença par attacher ses yeux à ceux durs, de l'aigle. Elle étudia son arcade sourcilière marquée, qui soulignait son regard. Sa pupille noire sur fond jaune, le corps tout en angles, le crâne plat, le bec aquilin. La tenaille qui déchiquette ses proies. Et ses serres, posées sur la roche, son arme fatale. Elle sent qu'elle doit le laisser guider l'échange, c'est lui l'esprit qui domine. Alors qu'il gratte la pierre d'une de ses pattes, Lune Étoilée s'abaisse et touche le rocher de son genou droit. Il doit savoir que si l'homme est son son seul ennemi, elle n'en est rien.

Elle pria rapidement, des mots incompréhensibles, même pour elle. C'étaient d'anciennes prières qu'ils apprenaient par habitude, sans trop savoir ce qu'ils disaient exactement. Ils appelaient la grâce du Créateur, ils imploraient son aide, demandaient à recevoir un peu de sa force. Ils remerciaient la terre, le ciel, l'eau, n'importe quoi pour les faire vivre. C'était davantage une litanie pour se recentrer, se calmer, être en osmose avec la nature qu'une vraie prière, mais Lune Étoilée, derrière les mots, sollicitait l'amitié de l'aigle.

Lune recula doucement, jusqu'à revenir sur ses pas, toujours accroupie. Elle prit une flèche et coupa une mèche de ses cheveux de sa pointe. Elle enroula la boucle autour de l’empennage et la serra solidement. D'un geste sûr, elle tendit la flèche à Jax. « Envoie-la en bas si je ne redescends pas. » Qu'il le fasse ou non, Lune n'en était pas sûre, mais elle préférait essayer. Si elle ne redescendait pas, c'était qu'elle était morte. Si elle était morte, c'était de la main de l'adolescent, ou bien de l'aigle. Ça passait ou ça cassait.

Elle se rapprocha lentement du rapace et cette fois, tendit le bras vers lui. Il sauta une fois, deux fois vers elle. Elle retint son souffle et ne le quitta pas des yeux. Quand il secoua encore ses ailes, l'air dans ses poumons sortit d'un seul coup et elle se releva promptement alors qu'il prenait son envol et se mit à planer en aval. Lune oublia la raison de sa présence ici, si près du sommet. Elle fit de l'aigle une obsession.

« Il faut le suivre, il faut le rattraper. Dépêche-toi. »

Ce n'était même pas sûr qu'il continue de la suivre. Et pour dire vrai, ça importait peu à Lune de le savoir présent. Pourtant, elle reprit l'arc et la besace sur son dos et tira l'étranger par le poignet.

Lune Étoilée leva les yeux lorsqu'il lui intima de rester en arrière. Et puis quoi encore ? Elle leva les yeux au ciel lorsqu'il se plaignit de son comportement. Elle était encore maîtresse d'elle-même et elle ne regrettait pas ce qu'elle avait fait. Elle ne regrettait jamais rien. Les regrets, c'étaient pour ceux qui restent en arrière. Pour ceux qui vivaient dans le passé, coincés dans des prisons étroites où le seul avenir, c'est la mort et la survie, le ressac des souvenirs. Mieux valait mourir, pour Lune. Répéter encore et encore le passé, se bourrer le crâne de et si, c'était bon pour personne, c'était mauvais pour tout le monde et c'était le lot des faibles. Alors non, elle n'avait pas de peine pour les emmerdes qu'elle avait pu provoquer.

Comme il descendait rejoindre les dégénérés, la laissant sur place, elle ne put s'empêcher de gronder, derrière la cage de ses dents : « C'est pas mon putain de problème. » Il devenait vulgaire, elle laissait la bienséance et les manières feintes de côté. Elle n'avait plus à jouer de faux-semblants s'il ne prenait plus la peine de se maîtriser. Elle commençait à en avoir sa claque des étrangers, de toute façon. Un, c'était facile à appréhender, deux, trois, tout un groupe de jeunes, ça devenait une autre paire de manches, un sacré merdier.

Lune Étoilée écouta l'altercation entre Jax et le crétin qui s'était permis de tirer à tout-va vers un des symboles de sa foi, les yeux de plus en plus révulsés. Elle se demanda lequel des deux était la norme : l'abruti ou Jax, et soupira en se disant qu'il y avait peu de chance pour que la moins pire des solutions soit la deuxième. Non, les étrangers étaient des êtres irrespectueux et si les Grizzlis montraient si peu de miséricorde, c'était après tout l'une de leurs qualités. De telles personnes ne méritaient pas de vivre et de continuer à souiller les terres dévastées. L'air même qu'ils expiraient devait être intolérable.

Quand il l'apostropha, ses sourcils se relevèrent, étonnés. Vraiment ? Il comptait peu à sa vie en tenant de telles paroles. Il se permettait de la menacer, elle, alors qu'en un seul tir elle les avait mis à l'amende ? Elle songea qu'elle n'aurait pas du se contenter de leur faire peur pour les arrêter, mais les embrocher comme les animaux qu'ils étaient. Ils venaient de gaspiller au moins – elle compta mentalement sur ses doigts – six balles pour abattre un oiseau à moins de dix mètres et ce type pensait pouvoir se permettre de l'intimider ? La commissure de ses lèvres se rehaussèrent en un rictus moqueur.

Elle ne perdit pas son sourire lorsqu'une multitude de pierres éclatées tombèrent lourdement sur son crâne. Elle bougea à peine. Mais à l'intérieur brûlait autant de flammes qui finiraient par la faire exploser. Elle inspira avant d'avancer doucement vers le groupe. « Oh non, tu as encore raté ta cible », minauda-t-elle, ignorant la petite voix dans sa tête qui lui ordonnait de se taire, d'arrêter de prendre de tels risques. Mais Lune était si furieuse qu'elle n'entendait que son pouls qui battait tout aussi furieusement. « On dirait que c'est une habitude, espèce de connard. »

Elle tendit ses bras, éloignant l'arc de sa poitrine, semblant écouter les ordres du petit teigneux. Elle fit glisser sa besace sur son épaule et le jeta au sol. Une bouteille d'eau usée roula sur le sable ; Lune donna un léger coup de pied dedans. Elle ne quittait pas des yeux l'arme que tenait leur supérieur en carton et faisait des pas très courts, pour ne pas effrayer quiconque avec un geste brusque et se retrouver avec une fleur pourpre sur l'abdomen. Ce serait stupide et Lune devait à tout prix réussir son coup. « Sympa tes amis », lança-t-elle à Jax comme si elle n'avait pas toutes les armes du groupe pointées sur elle. « T'es sûr qu'ils jouent pas aux raiders, eux ? »

Elle jeta un regard prudent vers le ciel, où l'aigle continuait de planer en cercle au-dessus d'eux, la narguant comme pour voir jusqu'à quel point elle pourrait se débrouiller. Créateur. Elle sursauta alors que l'autre gueula encore. « Balance ton arme ! » Elle tenait son arc d'une main, et posa l'autre sur sa ceinture, où étaient coincées ses flèches. Elle les posa une après l'autre sur le sol, devant lui. Sauf la dernière.

La dernière, elle l'encocha à la vitesse de l'éclair et tira – sans vraiment avoir le temps de viser. La pointe s'enfonça dans la cuisse du tyran qui plia son genou et tomba sur celui-ci. Puis avant que les autres n'aient eu le temps de faire quoi que ce soit, comme tirer sur elle, elle se jeta en avant et tomba sur le jeune blessé. Elle s'empêcha d'extraire brutalement la flèche et la braqua contre son artère carotide. Elle pria pour qu'il soit réellement respecté par ses pairs, pour que cette bande de sauvages ait un minimum de solidarité. Sinon, elle était morte.

« Maintenant, tout le monde se calme. Personne ne va tuer personne et tout le monde va repartir de son côté. Sinon, il – elle désigna l'étranger qui gémissait sous son poids – meurt. S'il meurt, je suppose que je meurs aussi, mais je ne serai pas la seule. » Elle pressa son genou contre la cuisse blessée de l'abruti trop confiant. « Je ne serai pas la seule », répéta-t-elle pour qu'ils impriment bien. Seulement, elle commençait à devenir un peu trop sûr d'elle à son tour et tendait presque le bâton pour se faire battre.