Une journée comme une autre commençait pour moi. Je n’allais surement pas m’en plaindre, soucieuse d’avoir un quotidien plus ou moins routinier quand je ne sortais pas du bunker. Je détestais les imprévus, ce qui peut vous paraitre paradoxal au regard de ma profession de foi et de mon activité au sein de la Confrérie. Peut être que cette manie venait du fait que mon quotidien était déjà suffisamment tourmenté pour ne pas en rajouter lors des périodes d’accalmies passées au Maxson Bunker. Comme à mon habitude, je me levais du pied droit –il paraitrait que se lever du pied gauche est synonyme de mauvaise humeur, sait-on jamais – et je prenais la direction de ma salle d’eau, afin de faire un brin de toilette. Rapidement vêtue, il me fallait me sustenter avant d’attaquer une journée de garde à l’infirmerie du complexe. Je passais naturellement par le mess des chevaliers afin de manger un bout, saluant au passage quelques connaissances. Ne souffrant nullement de prosopagnosie, et aillant, il fallait le reconnaître, une bonne mémoire des visages, il m’arrivait de rendre un salut amical à des patients qui étaient passés entre mes mains mais que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam. Bien sur, dans ce grand complexe, je n’étais qu’une anonyme parmi la foule, mais ça faisait du bien de voir que certains avaient encore la bonté de saluer ses frères et sœurs.

Malgré mon pas svelte et décidé, je n’avais pas vraiment le cœur à me lever ce matin, fut-ce du pied droit ou du bien gauche d’ailleurs. Il y a quelques jours de ça, la majeure partie de mon unité était partie en fumée suite à une rixe avec des animaux mutants, dans les terres dévastées. Des foutus Griffemorts. Ces saloperies ne faisaient aucun cadeau à quiconque allait les perturber. Nous n’étions pas équipés pour affronter une meute que nous avons rencontré bien malgré-nous. Ils n’étaient pas censés vivre dans le coin, mais apparemment, les données n’avaient pas été mises à jour depuis belle lurette. Pas besoin de s’étendre plus largement sur cet évènement... Ils étaient tombés, un par un par, déchiquetés, broyés. Les armures n’offraient qu’une vulgaire protection face à ces monstres dotés de griffes aussi tranchantes, aussi aiguisées au point de déchirer l’acier comme une vulgaire feuille de papier. Nous ne pouvions strictement rien faire, juste nous défendre bon gré malgré et essayer de sauver notre peau. Sur la totalité de l’escouade, le paladin, cinq chevaliers dont le capitaine, deux apprentis et un initié étaient tombés. Nous ne revînmes au bunker qu’à cinq, dont deux blessés graves que je m’échinais à garder en vie. Grâce au matériel de pointe du complexe, nous pûmes sauver les deux blessés. Mais pour ce qui était des séquelles morales, le groupe allait avoir besoin de temps.

J’étais dans cette phase, travaillant en intérieur pour le moment. Je n’avais pas reçu d’ordre de missions depuis presque deux semaines. De toute façon, je n’avais plus d’escouade. Dissoute en haut lieu. A quoi bon ? Plus de capitaine, plus de paladin, les survivants seraient réaffectés dans d’autres unités en cours de création ou déjà formées depuis longtemps. Je ne savais pas vraiment ce que je préférai, entre intégrer un nouveau groupe nouvellement formé, ou intégrer une équipe dont les membres étaient déjà rompus à vivre ensemble en extérieur. Concernant mon poste, il n’y avait pas trop de suspens. J’serai le doc de la troupe. Alors que mes pas m’entrainaient hors du self pour me rendre à l’infirmerie pour officier une fois encore –mais je devais avouer que je ne m’en lassais pas –un message arriva sur mon pip-boy, allumant faiblement l’écran. Je parcourais rapidement les lignes artificielles, mes yeux sautant d’un mot à un autre, parfois en reculant, sans que je m’en rende compte, et j’éteignais l’écran de l’appareil. Je gardais un ton neutre, professionnel, sur le visage. C’était le grand jour. J’allais changer d’unité, enfin, j’allais plutôt rejoindre une unité, vu que je n’en avais plus officiellement. Cela signait le retour aux opérations extérieures. J’étais contente malgré tout. Revoir le ciel me faisait étrangement du bien. Bon apparemment, des personnes de l’escouade passeraient me voir dans la journée à l’infirmerie pour me briefer et faire connaissance. Au moins, je n’avais pas à me déplacer ni à perdre du temps à les chercher dans tout le bâtiment souterrain.

C’était donc avec une certaine impatience que ma journée débutait, par une vilaine entorse d’ailleurs, à une cheville. L’initié en question s’était simplement cassé la gueule dans les escaliers. Certes, il y avait plus glorieux comme blessure, mais néanmoins, il fallait s’en occuper, immobiliser la cheville et tout ce qui va avec.

Un nouveau jour commence.

« À ce qu'il paraît, elle porte la poisse. »
« Ne dis pas de bêtises Heath, la poisse ça n'existe pas. »
« C'est vrai. On est juste pas doué, comme toi. » Remarque qui ne manqua pas de provoquer le rire des personnes installées autour du duo.
« T'es bête lorsque tu t'y mets. »

L'unité à laquelle Alice appartenait était installée à l'une des tables du self, ils discutaient de la nouvelle équipière qui allait bientôt débarquer parmi eux. Manque de chance pour le groupe, leur médecin avait dernièrement subi une attaque d'animal sauvage lors de leurs sorties et l'état de sa jambe laissait peu de chances à la survie. Quand bien même parviendrait-il à s'en sortir, le Chevalier en question ne pourrait jamais plus marcher convenablement, il serait donc très certainement collé au rôle d'infirmier de la base ou quelque chose de ce genre. Bref, tout ce qui intéressait le groupe, c'était qu'ils allaient avoir une nouvelle équipière. Enfin ça, c'était surtout Heath qui était intéressé. Jusqu'à présent sa cousine était la seule femme du groupe et ne lui donnait pas franchement l'occasion de se rincer l’œil – on aurait tous compris pourquoi. S'il y avait la possibilité d'allier plaisir et travail, autant en profiter, non ?

« C'est elle. »

L'un des Chevaliers – spécialisé dans les ordinateurs – désigna une silhouette qui s'éloignait du self en direction d'une aile du bâtiment. Elle leur tournait le dos, mais il était aisé de voir que la jeune femme avait une silhouette plutôt avantageuse et qu'elle semblait plutôt attrayante. Du point de vue d'Alice, c'était forcément une belle femme, il n'y avait que des jolies filles dans la Confrérie. Elle mise à part bien entendu.

« Elle a l'air jolie. »
« Elle a surtout l'air d'avoir un gamin. »
« Bah, si y'a pas le père on s'en fout. » Alice soupira, regardant son cousin.
« Ne va pas l'ennuyer dès le début s'il te plaît. »
« T'es juste jalouse parce que tu seras plus la seule gonzesse. Enfin gonzesse, faut le dire vite. »

Après cette belle entrée en matière, la discussion changea, comme bien souvent elle en revint aux prochaines explorations qu'ils allaient faire et les hommes en profitèrent une fois de plus pour se poser des questions sur les capacités de leur future coéquipière. Au final, il ne fallait pas grand-chose pour intéresser des hommes : une jolie fille et ils avaient de quoi parler pendant des heures !

Quelques heures plus tard, alors que la journée était bien entamée et après leurs entraînements, Heath, un Chevalier et l'équipe et Alice se dirigèrent en direction de l'infirmerie. Erin, puisqu'il s'agissait apparemment de son prénom, devait normalement s'y trouver et ils étaient chargés de faire un peu connaissance et de la briefer sur certains détails. Elle pourrait aussi poser ses questions si elle en avait, en somme une rencontre qui enchantait Alice ! Ce n'est que lorsqu'ils arrivèrent devant la porte de l'infirmerie et qu'ils frappèrent avant d'entrer, que la jeune femme se rendit compte qu'elle connaissait déjà leur future collègue. Enfin connaître était un bien grand mot, disons qu'elles s'étaient déjà croisées pour la bonne et simple raison qu'Alice avait été une abonnée aux blessures en raison de sa maladresse. Aussitôt, un grand sourire se plaqua sur ses lèvres et elle s'avança vers la jeune femme d'un pas enjoué.

« Bonjour, Erin c'est ça ? On est de ta nouvelle unité, on venait pour faire plus ample connaissance ! Je crois qu'on s'est... » Une main se plaqua sur sa bouche alors qu'elle tentait d'articuler. Il s'agissait bien sûr de son cousin qui prit les devants.
« Faut l'arrêter avant qu'elle se lance sinon on ne pourra plus en placer une. T'as pas trop de boulot, on peut te déranger un instant ? » Étonnant qu'il soit si poli, lui habituellement si mesquin. Alice se renfrogna devant la critique.
« Je sais m'arrêter ! Et ne commence pas. » Elle fronça les sourcils avant de reporter son regard sur Erin pour retrouver un air plus détendu. « Je disais donc qu'on se connaît déjà. Tu ne te souviens peut-être pas, on s'est croisées de temps en temps à l'infirmerie. »
« En même temps c'est un médecin.... » Ignorant la remarque, elle enchaîna.
« Tu te sens prête à reprendre ? J'imagine que ça doit te démanger de pouvoir à nouveau sortir un peu. Tu verras, on a une unité vraiment sympa, je suis sûre que tu vas t'y plaire ! »

Même si elle aurait certainement préféré conserver celle qu'elle avait avant bien évidemment.

La journée passa relativement vite, comme toujours. Quand nous devions, les collègues et moi-même, car je n’avais pas la prétention de bosser toute seule, soigner et s’occuper d’une multitude de personnes pour des choses plus ou moins graves, allant du petit check-up santé en passant par de la chirurgie plus lourde, l’aiguilles des heures et des minutes avaient tendance à prendre de l’avance sur le temps que nous pouvions estimer dans nos têtes. Au moins, je n’avais pas le loisir de m’ennuyer. Il est vrai que nous avions des périodes de creux en journée, les habitants de ce complexe ne passant pas leur temps à se blesser non plus, sinon il ne resterait pas grand chose de la Confrérie, périodes que nous exploitions à ranger, nettoyer, ordonner, préparer du matériel ou des produits, afin d’avoir un lieu clean avec chaque choses à sa place. Je devais reconnaitre également que j’y mettais un peu plus d’ardeur que mes comparses, souffrant depuis petite de tout ranger selon un ordre certain. Certains de mes collègues me prenaient pour une tarée, mais je m’en fichais un peu, c’était juste plus fort que moi. Nous étions d’ailleurs dans un petit creux au cœur de la vague quand les deux chevaliers firent irruption dans l’infirmerie. En apercevant la petite demoiselle, je fis rapidement le lien avec une patiente que j’avais déjà soigné. C’était donc légitimement que je me demandais ce qui l’emmenait aujourd’hui, essayant d’évaluer à sa démarche si elle s’était blessée, ou quelque chose dans le genre. La brune avait quasiment une carte de fidélité à l’endroit de l’infirmerie.

Je n’eus pas le loisir de pousser mon examen visuelle plus en avant, qu’elle m’interpellait, un franc sourire étiré sur ses lèvres, vite coupée par l’homme derrière elle qui lui plaqua sa main devant la bouche, ce qui eu pour effet de me faire tiquer un instant. Au moins son discours poli ne correspondait pas à ses manières. J’allais répondre qu’ils ne me dérangeaient pas, mais la jeune femme se débarrassa de la main de son collègue et reprit sa petite introduction. Ils avaient l’air marrant, tous les deux, pas facile à vivre, mais marrant. Cette petite scène eu le dont de me coller un sourire. Je me délogeais de derrière le lit d’hospitalisation que je venais de faire, pour m’avancer vers eux, leur tendant ma main afin que nous puissions nous la serrer. J’ajoutais quelques mots à mon propos.

« Erin, c’est bien moi oui. » Nouveau sourire. J’essayais d’être aimable – d’un côté, je n’avais aucune raison de ne pas l’être – et, comme disaient les jeunes, d’être ‘cool’, pas besoin de leur montrer directement que j’étais une emmerdeuse, selon certains de mes collègues. Je plissais les yeux en les dévisageant tour à tour, sans m’attarder néanmoins, tout en ajoutant : « Par contre, je suis vraiment désolée, mais je ne me souviens plus de ton prénom, et... quant à toi, je ne crois pas que nous fusions présentée. » Terminais-je en braquant mon regard sur le chevalier. Je marquais une pause, avant de reprendre, rebondissant sur les propos de la jeune femme. « J’ai hâte de sortir oui, de voir le ciel. » Ils allaient surement me prendre pour une douce rêveuse. Bah, on m’avait toujours dit d’exprimer ce que j’avais sur le cœur sans en avoir honte. Alors qu’importe.

Je m’appuyais sur le rebord d’un meuble, croisant les jambes. Ainsi donc, j’allais faire équipe avec eux. Je n’avais pas matière à les juger de prime abord, par conséquent, je ne pouvais pas vraiment savoir si c’était une bonne ou une mauvaise chose. Avec un sourire contrit, je fis un mouvement de la main pour leur montrer l’infirmerie. « Je vous aurais bien proposé quelque chose à boire pour, euh, fêter ça, mais à part de l’eau, il n’y a pas grand chose d’autre ici. » Etre ‘cool’ pensais-je, alors que je mourrai d’envie de leur demander leur dossier médical, histoire de rentrer dans le vif du sujet directement. Mais non, il fallait que j’arrive à me raisonner un minimum. Un peu d’autocontrôle ma grande ! N’étant pas d’un naturel bavarde, je leur laissais le temps de répondre à mes questions et à ma remarque, histoire de trouver que dire d’autre. Je profitais même de cette occasion pour libérer mes épaules du poids de la blouse blanche. Ils pourraient se passer de moi pour le reste de la journée. Histoire d’expliquer mon geste, je m’empressais de le justifier. « Si vous voulez qu’on lève le camp pour un autre endroit, je suis libre, à moins que vous ayez quelque chose à faire de prévu. »

J’allais me dérider un peu, bien que j’avais le sentiment d’être parfaitement adaptée à la situation dans mes comportements, il fallait juste me laisser le temps de les connaître un peu plus. Les heures suivantes auraient au moins le mérite de servir à ça s’ils n’avaient rien à faire.

Dès qu'Erin s'approcha d'eux, Alice tendit la main pour la saluer plus « officiellement » et Heath fit de même. La jeune femme se demandait tout de même comment son cousin comptait s'y prendre cette fois-ci pour essayer de voir s'il avait ses chances avec la jolie brune. Elle avait toujours trouvé ça amusant de le voir essayer de flirter avec d'autres Chevaliers – des femmes uniquement bien entendu. Et il s'agissait bien d'essayer puisque ses tentatives avortaient la plupart du temps. Toujours est-il que l'attention de la tireuse d'élite se reporta sur la médecin au moment où celle-ci confirmait qu'il s'agissait bien de son prénom, excellente chose ! Mais Alice n'en doutait pas vraiment en fait, elle avait toujours eu une excellente mémoire pour les prénoms, à défaut d'en avoir une pour autre chose. Quant au fait qu'Erin ne se souvenait pas de son identité, c'était sans importance. Ce n'était pas comme si elle était du genre à vraiment retenir l'attention, surtout que les gens l'interpellaient plutôt avec son surnom que par son prénom. Toute sourire, elle éclaira donc la lanterne de son interlocutrice.

« Moi c'est Alice. »
« Mais tout le monde l'appelle la Bigote. » Précision ô combien importante bien évidemment. « Et moi c'est Heath. »

La poignée de main avait été franche et rapide. Il ne jouait pas encore trop les charmeurs, peut-être attendait-il de voir si ce n'était pas une tarée comme certaines nanas pouvaient être. Comme sa cousine par exemple. En tous les cas, entendre Erin parler du ciel fit sourire Alice. Pas d'un air moqueur, mais simplement parce qu'elle trouvait cette réponse plutôt inattendue. C'était étrange parce que la tireuse d'élite aimait bien regarder le ciel, surtout la nuit – même si en général elle le voyait rarement. Son cousin lui disait toujours qu'à force d'avoir le nez en l'air, elle se ferait bouffer par un prédateur ou qu'un oiseau lui chierait sur le coin de la gueule, mais c'était sans importance. Il n'avait pas une âme sensible et c'était donc plutôt agréable de voir qu'Erin pouvait s'intéresser à autre chose que son infirmerie, les technologies ou tout ce qui faisait la vie d'un Chevalier. Pas qu'elle s'en plaignait, au contraire, mais parfois il était bon de pouvoir se changer les idées.

Après s'être appuyée contre un meuble et leur avoir offert un sourire un peu crispé, Erin s'excusa de les recevoir de manière aussi sommaire, mais c'était plutôt habituel dans le bunker. Ils étaient rarement reçus avec du thé et des petits gâteaux, bien qu'Heath préférait certainement un peu d'alcool, mais ça convenait parfaitement à Alice qui sauta tout de même sur l'occasion de quitter les lieux. Oh, l'infirmerie lui semblait familière vu le nombre de fois où elle était venue ici, mais s'ils avaient l'occasion de sortir un peu de ce cadre aseptisé, elle ne s'en plaindrait pas ! Hochant la tête après avoir échangé un rapide regard avec son cousin, la demoiselle répondit.

« On a tout notre temps, on ne doit pas sortir aujourd'hui et on ne nous a donné que cette.... mission ? À faire. » Elle afficha une légère moue le temps de réfléchir. « On peut aller au self si tu veux, à cette heure-ci il n'y a pas grand monde, on sera tranquille et on pourra boire quelque chose comme ça ? »

Comme tout le monde avait l'air d'apprécier l'idée de quitter la zone, les trois Chevaliers s'éloignèrent, tout d'abord en silence. Les couloirs étaient presque déserts, la plupart des personnes étaient en train de s'entraîner ou d'entretenir leur matériel. Les autres collègues du binôme – et bientôt d'Erin – étaient pas mal occupés et c'était pour cette raison qu'ils n'étaient que deux à venir faire connaissance avec eux, mais le soir même ils avaient bien l'intention de l'inviter à manger avec eux. Enfin si le courant passait bien, mais Alice ne voyait pas de raisons pour que ce soit le contraire ! Alors qu'ils s'éloignaient de l'infirmerie, la demoiselle reprit la parole, tournant la tête en direction de sa nouvelle partenaire qu'elle avait presque déjà adoptée.

« Et ça, tu te remets bien ? Je n'ai jamais été dans ton cas, mais j'imagine que ça doit être douloureux comme situation, si tu as envie de parler, tu peux me faire signe. »
« En général on évite d'aborder ce genre de sujets, justement parce que c'est douloureux. » Alice secoua la tête.
« Je ne vois pas pourquoi ! En parler ça soulage, puis on sera collègues non ? Autant se faire confiance. » Elle regarda Erin. « Notre médecin a été blessé, on ne sait pas s'il va s'en tirer et ça m'inquiète beaucoup. C'est pour ça que je me dis que pour toi, ça ne doit pas être une partie de plaisir. Mais si tu n'as pas envie d'en parler, il suffit de me le dire et je comprendrai. »
« Elle n'a pas vraiment de tact, il faut lui dire lorsqu'elle met les pieds dans le plat. Souvent donc. » La jeune femme haussa les épaules.
« Tu aimes bien sortir alors ? Tu es dans les unités d'exploration depuis le début, ou est-ce que tu as été à l'infirmerie au début ? »

Alice s'arrêta là, même si un flot de questions attendait encore derrière celles qu'elle venait de poser. Il était simplement préférable d'attendre un peu avant de noyer la malheureuse Erin sous les interrogations, il ne fallait pas l'effrayer avant d'avoir réussi à la mettre un minimum en confiance. De toute manière, elle aura le temps plus tard de se rendre compte à qui elle avait affaire !

La bigote. A mon avis, ça devait être péjoratif. Je n’avais pas vraiment de certitudes quant à l’utilisation du surnom de celle qui s’appelait donc Alice, de son prénom. Et donc le monsieur se nommait Heath, et s'il se montrait dragueur, je ne m'en rendais pas vraiment compte pour le moment. Fort bien, je n’aurai surement aucun mal à retenir ces deux patronymes. C’était plus compliqué quand je devais en retenir genre huit d’un coup, comme quand on rejoint une bande de gai luron et que tour à tour, ils se présentent. Arrivé au huitième, le prénom du premier avait déjà glissé hors de la conscience. En tout cas, ces deux là avaient plutôt l’air de bien s’entendre. Une bonne chose au demeurant sachant que l’ambiance dans une escouade est fondamentale pour la cohésion de cette dernière. J’accueillais l’absence de commentaires sur ma remarque sur le ciel d’un bon œil. En même temps, il fallait bien reconnaître que cela eut été un peu désobligeant de se foutre de ma gueule à peine arrivé. Je n’y pouvais rien si j’aimais le grand bleu du dessus de nos têtes. Lors de ma première sortie, quand j’étais encore haute comme trois pommes empilées, j’avais découvert cet océan s’étendant à perte de vue, disparaissant derrière l’horizon, là-bas, très très loin. Impossible même de le toucher, en sautant par exemple – même si je n’osais pas sauter, je dois l’avouer, de peur de me faire aspirer dans les limbes célestes. J’aurai volontiers troqué mon toit de béton contre un toit comme le ciel. Aujourd’hui, je réalise à qu’elle point j’ai eu de la chance de pouvoir grandir à l’abri, au chaud, malgré l’humidité, et c’est avec un respect renouvelé par mes excursions dans les terres dévastées, que je considère de nouveau ce toit de béton. Mais, cela ne m’empêche pas d’aimer sortir à l’air libre, loin de là !

Finalement, après une rapide concertation, nous prenions le chemin du self pour aller boire un pot tout en commençant à faire connaissance. Les couloirs et les coursives étaient vides, mais cela n’avait rien d’extraordinaire. A cette heure-ci, les habitants du bunker étaient occupés. J’avais prit quelques largesses en m’éclipsant de mon travail, mais j’estimais me tuer à la tâche suffisamment souvent pour me le permettre, une fois de temps en temps. J’étais quasiment certaine que je n’aurai aucuns reproches venant de mes collègues de la santé. Nous étions donc encore dans les couloirs quand une avalanche de questions déferla sur moi, en la personne d’Alice. J’avais touché juste en pensant qu’elle aimait bien parler. Et c’était reparti pour un tour, ils refaisaient encore le vieux couple à deux, Heath reprochant à sa partenaire de manquer de tact et de parler de sujets délicats. Quelques images me revinrent rapidement en mémoire, sur ce fameux jour où je perdais la plupart de mes coéquipiers. Le sujet n’avait rien de tabou à mes yeux, et suffisamment de temps avait passé pour que je puisse en parler plus librement, même si cela restait douloureux.

« T’inquiète Heath, je pense qu’il faut en parler au contraire, sortir de ce dogme très masculin à tout vouloir encaisser sans jamais montrer ses faiblesses, si tant est si bien que ce soit une faiblesse de parler des morts. » Je marquais une pause. Quand je voulais, je pouvais partir dans des explications alambiquées et sinueuses, suivant une pensée que j’estimais logique, où la raison se disputait la morale. « Et comme le dit si bien Alice, en parler soulage. » A ce moment là, je pensais sincèrement que je n’emploierai pas le surnom de la jeune femme pour la nommer. Je pensais effectivement que parler de choses difficiles était une forme de soulagement au même titre que des médicaments pour une douleur. En parler permettait d’avoir un raisonnement sur le sujet, et donc de sortir de l’émotion, et l’esprit s’en trouvait quelque peu apaisé. J’ajoutais, sur ma lancée :

« Je suis sincèrement désolée pour votre médecin, il me semble que je le connais, et ça m’attriste également, j’espère que ça ira pour lui. » On se connaissait tous plus ou moins dans le cercle assez fermé de la science médicale dans le bunker. On cumulait régulièrement période d’exploration et garde à l’infirmerie. D’autres avaient un penchant plus important pour la science médicale, et devenaient scribes, essayant de faire avancer le progrès, ou de remettre sur pied des technologies d’antan, dans le domaine médical. Je me rendais compte que finalement, à part acquiescer et dire qu’il fallait en parler, j’avais éludé la question, aussi me reprenais-je.

« C’était une mission de routine, on devait récupérer des technologies d’avant guerre sur un système de défense. Il y avait un petit bout de chemin à parcourir pour se rendre sur place. » Devant mes yeux s’ouvrait la route qui nous avions emprunté, mon unité et moi. Je ne regardais pas mes interlocuteurs de ma nouvelle équipe, non, je fixais un point au loin dans le couloir. « Fitz, le technicien du groupe, marchait sur le côté de la formation, déployée pour prendre de la place et occuper l’espace en cas d’attaque. » Je ne leur apprenais rien sur les déplacements de ce genre, coutumier de l’exploration comme ils étaient. Ca permettait juste de ne pas tous se faire avoir en cas d’attaque à l’explosif, ou autre truc sympa du genre à effet de zone. Nous n’étions jamais trop prudents. « Il est tombé d’un coup dans une espèce de niche creusée dans le sol et à éclata ce qui ressemblait à des œufs. Nous n’avons pas eu le temps de nous rendre compte du guêpier dans lequel on se trouvait qu’une douzaine de griffemorts nous tombaient dessus. » Je marquais une pause, essayant de coincer les images loin de ma conscience. Mais c’était peine perdue. Sur le coup, dans l’action, on n’avait pas le temps de comprendre, on réagissait d’instinct et les heures d’entrainement faisaient leur office.

« Je ne vous raconte pas la suite, ce serait un peu pénible pour moi. » De toute façon, la suite se devinait d’elle même. Puis j’étais sure de jeter un froid avec cette histoire sordide. M’enfin, ils voulaient en parler, je ne faisais que répondre à leur requête, même si je dois bien l’avouer, ça me faisait du bien. Malgré tout, j’écrasais négligemment une larme roulant sur ma joue en regardant sur le coté, histoire de donner l’illusion que je me grattais l’œil. Merde, un peu de contenance quoi. Ce jour là, j'avais quand même perdue des frères et une soeur, et en tant que médecin, je n'avais pu rien faire, me contentant pour certain, de les regarder mourir en essayant d'arrêter une hémorragie trop importante pour être contenue. Je profitais du fait que la jeune Alice ait posé une autre question pour rebondir la dessus, histoire de combler le silence et de ne pas passer pour la fille à plaindre. Je n'avais pas envie de donner cette image de moi dès le premier jour.

« J’aime bien sortir oui, je fais de l’exploration depuis que je suis initiée et apprentie. » Un peu comme tout le monde en fait. « Je me suis formée à la médecine en parallèle, donc je faisais un peu d’infirmerie aussi. » Pas besoin de s’étendre sur toute ma vie pour le moment, sinon on aurait plus rien à se dire. Puis il fallait que je me montre un peu curieuse moi aussi.

« Et vous alors ? Vous êtes bons potes ou vous êtes ensemble ? » Après tout, en voyant leur comportement, je me posais légitimement la question. J’accompagnais cette interrogation par un sourire à l’attention des deux chevaliers. Nous arrivions en vue du self. « Toujours dans la même unité depuis le début ? » J’essayais de me montrer aussi avide en savoir que ma collègue la Bigote, mais j’avais du mal, surtout après mon récit. Bah de toute manière, on avait le temps de se livrer à une séance de questions réponses une fois attablé dans le réfectoire.

Alice fut assez contente et rassurée de constater que la médecin ne considérait pas le fait de se confier comme étant une faiblesse. Avec tous les hommes qui l'entouraient, la Bigote avait parfois l'impression d'être totalement à côté de la plaque – ce qui n'était pas si faux en réalité – et elle se demandait comment réagiraient ses collègues si un jour elle devait y passer. De son côté, Heath avait l'air moins enthousiaste à l'idée d'être tombé sur une nana qui aimait bien exprimer ses sentiments. Il se passerait volontiers d'une deuxième Alice dans le groupe. Un léger sourire s'était dessiné sur les lèvres gercées de la Chevalière, du moins jusqu'à ce qu'Erin parle de leur collègue médecin. Là, la jeune femme retrouva une expression plus neutre avant de hocher la tête d'un air compatissant.

« Seul le temps le dira, nous avons fait tout ce que nous pouvions faire malheureusement. »

Un léger soupir montrait que pour elle, ce n'était pas assez. Mais elle n'avait pas franchement le choix. En tous les cas, le sourire qu'elle arbora en regardant l'autre femme montrait qu'elle avait apprécié la phrase. Cependant, ce sourire s'envola dès qu'elle constata qu'Erin allait leur parler du fameux jour qui lui avait valu de se retrouver toute seule aujourd'hui. Marchant aux côtés de sa future coéquipière, Alice tournait de temps en temps la tête vers elle, écoutant avec attention ce qu'elle expliquait sans pour autant se formaliser du fait qu'Erin ne les regardait pas. Heath quant à lui fixait le sol avec une insistance qui laissait presque penser qu'il n'écoutait pas la conversation. Mais elle savait qu'il avait l'oreille tendue.

La formation qu'ils avaient utilisée était exactement la même que celle que l'unité d'Alice employait la plupart du temps. Cette ressemblance ne manqua pas de perturber la trentenaire qui scrutait le visage d'Erin avec une attention encore plus poussée. Tomber dans un nid de griffemorts, qu'y avait-il de pire ? La brunette leva la main à sa bouche pour dissimuler l'effroi que cela éveillait chez elle. La jeune femme avait toujours beaucoup craint ces créatures et apprendre qu'il était possible de leur tomber dessus sans le voir allait certainement hanter ses prochaines sorties. Dans un mimétisme inconscient, Alice sentit des larmes lui monter aux yeux en imaginant ce que pouvait ressentir Erin en repensant à ce jour, mais elle n'eut guère le temps de se laisser aller puisque le poing d'Heath s'écrasa sur son épaule pour la rappeler à l'ordre. Elle essuya rapidement ses yeux, les joues légèrement rougies de honte – celle d'avoir été vue par Erin et celle d'être rappelée à l'ordre par son cousin.

Ce silence permit à la médecin de répondre au reste des questions posées par Alice avant d'en retourner une qui ne manqua pas de faire réagir Heath. L'idée de pouvoir être assimilé au petit ami d'Alice semblait aussi insultant que si elle l'avait comparé à un super mutant ou à une goule. La Chevalière soupçonnait surtout le fait qu'en ayant l'air pris il n'aurait pas la possibilité de tenter sa chance avec la jolie Erin.

« Nan, on est pas ensemble ! Même pas potes. » » Alice secoua la tête devant les explications de son cousin.
« C'est mon cousin. Ma mère et son père sont frères et sœurs et comme on a le même âge, on a suivi toutes nos formations ensemble. Du coup, oui, on est dans la même unité depuis le début. Enfin ça ne fait pas très longtemps non plus. »

Visiblement le fait d'avouer qu'il avait un lien familial avec la Bigote n'enchantait pas le trentenaire puisqu'il était retombé dans un silence buté qu'Alice lui connaissait bien. Ils arrivèrent donc en vue su self et après avoir poussé les portes, constatèrent qu'il n'y avait effectivement pas grand monde. Après avoir choisi une table, ce n'était pas le choix qui manquait, Alice demanda aux deux autres Chevaliers ce qu'ils voulaient boire et alla le chercher à la cafétéria où quelques personnes s'activaient. Heath se retrouva donc en tête-à-tête avec Erin et ne manqua pas d'en profiter pour se renseigner sur elle.

« Johnson nous a dit que t'avais un gamin ? J'ai pourtant pas entendu dire que t'étais mariée, habituellement ça se sait assez facilement. » »

Comme la relation qui unissait l'Aînée et l'un des Paladins. Malheureusement avant qu'il ne puisse enchaîner sur d'autres questions, Alice arrivait déjà avec les deux boissons des Chevaliers en main et une troisième qu'elle tenait entre les dents – la sienne. Posant les tasses, elle s'installa finalement face à Erin, un sourire collé aux lèvres.

« Et sinon, mis à part les sorties tu as des choses que tu aimes faire au bunker ? C'est quand même étrange qu'on ne se soit jamais vraiment croisées. Enfin sauf à l'infirmerie bien sûr ! » Elle rigola légèrement alors qu'Heath levait les yeux au ciel. « Tu te sers plus des armes à énergie ou tu as opté pour une autre manière de te battre ? »

Des questions pêle-mêle qui n'avaient pas vraiment de logique entre elles, c'était typique d’Alice. Ça laissait une idée sur sa manière de penser.

Je sais que dans les structures militaires comme la Confrérie (et pour cause, j’y ai quand même grandi), les personnes sensibles et prêtes à se confier sont souvent mal vus par les collègues un peu plus bourrin dirons nous, mais j’avais déjà une image de bonne femme intransigeante qui me collait à la peau, alors j’essayais d’instiller une autre image de moi dans l’esprit de mes deux nouveaux équipiers. Ce n’était en aucun cas de la manipulation ou une quelconque manoeuvre stratégique pour me les mettre dans la poche, loin de là, mais plutôt une façon d’avancer des traits de ma personnalité qui n’apparaitraient pas en mission par exemple. Là nous étions dans un contexte de paix relative, bien à l’abri dans notre bunker. Je venais de quitter mon service et je pouvais souffler un peu, me laisser aller. Mine de rien, le coup de poing du cousin – je devais l’apprendre par la suite – d’Alice sur l’épaule de cette dernière qui commençait à pleurer avec moi du fait d’une empathie développée, m’arracha un sourire. Ils étaient mignons. J’évitais de les regarder le temps que mes yeux cesses de briller, mais du coin de l’œil, je remarquais les joues rosies de l’autre demoiselle du groupe. Je ne préférais rien dire, surtout en présence du mec qui venait de la rappeler à l’ordre, laissant la pression retomber d’elle-même. C’était plus sage.

« Ah vous êtes cousin-cousine, d’accord. Désolée pour mon hypothèse foireuse. » Bah en même temps, un couple aurait pu fonctionner de la sorte, se cherchant des poux à longueur de journée, se titillant verbalement histoire de stimuler l’affection et la complicité du duo. Je n’ajoutais rien car nous arrivions dans le self, peu bondé à l’heure actuelle. Décidément, ce Heath était étrangement silencieux, vexé peut être, ou tout simplement peu bavard. Qu’importe, tout le monde n’avait pas les mêmes capacités d’élocution. Puis peut être que la présence de sa cousine qui parlait beaucoup avait tendance à le laisser de côté et à le rendre muet, n’intervenant que quand il avait réellement envie d’en placer une. Je commandais ma boisson auprès de la très dévouée Alice, qui s’empressa d’aller la chercher, avec celle de Heath et la sienne. Me retrouvant seule avec le chevalier, j’esquissais un sourire de circonstance comme pour l’inviter à patienter ou à dire quelque chose. La question ne tarda pas à arriver.

« Non, j’ai pas eu le temps de me marier. Son père est mort. » Décidément, les discussions étaient funestes depuis un petit moment déjà. Ne souhaitant pas plomber l’ambiance une nouvelle fois, j’ajoutais, histoire de ne pas faire culpabiliser le chevalier qui ne souhaitait pas parler de chose de la sorte, comme il l’avait fait comprendre sur le trajet pour venir ici : « Ca fait treize ans, j’ai fais mon deuil. » Au moins, il n’avait pas à se sentir coupable, ni à s’imaginer que j’allais chialer une nouvelle fois. Bonjour l’angoisse de la future équipière sinon. Je lui adressais un nouveau sourire et sur ces entrefaites, Alice revint avec les boissons. Elle avait l’allure comme serveuse, avec sa manière peu orthodoxe de porter les tasses. « Merci. » Je lui adressais un sourire également, c’était ma distribution pour le mois, je vous préviens. Bref, de nouvelles questions arrivèrent rapidement une fois la mistinguette installée.

« Euh... j’avoue qu’entre mes gardes, les sorties, et mon gamin, j’suis un peu surbookée, mais je ne suis pas contre un peu de lecture de temps en temps ! » P'tain j'allais passer pour une mamie. Bon mon fils était un adolescent maintenant, qui plus est initié. J’avais quand même moins à m’occuper de lui. Mais il était vrai que je passais beaucoup de temps à l’infirmerie quand je n’avais rien d’autre à faire. J’étais une boulimique du travail, un brin perfectionniste et maniaque. D’ailleurs, j’essuyais distraitement le rebord de ma tasse, qui n’avait pas l’air sale cela dit, mais c’était une habitude dont j’avais du mal à me défaire. Je n’y faisais même plus attention. « Je ne vadrouille pas beaucoup dans le bunker, c’est peut être pour ça, je passe mon temps à l’infirmerie. D’ailleurs si un jour vous me cherchez, si je ne suis pas dans mon lit, je suis là-bas. » Je portais la tasse à mes lèvres, aspirant rapidement une gorgée du liquide qu’elle contenait. L’était chaud et gouleyant comme dirait l’autre, et je le sentais descendre le long de mon œsophage. J’hochais la tête, affirmative. « Armes à énergie, et plutôt plasma. » Je sortais le glock 86 du holster que je portais pour le poser au centre de la table. On faisait ça non, entre soldat ? Pressée de ne pas me faire couper la chique par Alice, je formulais également quelques questions.

« Et vous, vous avez des enfants ? Pas ensemble hein, j’ai bien compris. » Je faisais un clin d’œil aux deux chevaliers. Voilà que je me mettais à faire de l’humour maintenant. « Armes à énergie aussi ? Tiens d’ailleurs, vos fonctions dans l’escouade ? » Tout le monde avait plus ou moins une place servant à quelque chose de précis dans les escouades. C’était bien de commencer par les découvrir également. Mes questions étaient tournées de manière brève et laconique, tout à fait mon style, et tout à fait le style de l’armée. Je n’avais pas envie d’être la seule à me présenter dans les moindres détails.

Décidément, la discussion était vouée à tourner autour de choses morbides puisque la jeune femme avoua que le père de son enfant était décédé. Bon, d'un côté ça voulait dire que le champ était libre et Heath décida de ne retenir que ce point ! Cela dit, le fait qu'Erin précise que ce décès remontait à treize ans laissait aussi penser qu'elle avait élevé son fils tout seul et du coup, qu'elle devait certainement avoir un lien poussé, si ce n'est fusionnel, avec le mioche. En gros, ça ne laissait pas beaucoup de place à la venue d'un nouveau type, ce qui expliquait peut-être l'absence actuelle de fréquentation masculine. Le retour d'Alice coupa court aux pensées du Chevalier qui se contenta d'un hochement de tête pour tout remerciement et la discussion s'enchaîna parfaitement normalement. La tireuse d'élite qui n'avait pas entendu les échanges entre les deux autres Chevaliers avait raté un épisode, mais ne sembla pas le remarquer. Elle se concentra sur les explications d'Erin et un sourire se peignit sur ses lèvres lorsqu'elle entendit parler d'un gamin. Bon, Johnson en avait parlé, mais Alice n'y avait pas vraiment fait attention sur le coup. Son regard ne quitta pas le médecin qui poursuivait les explications avant de tirer son arme de son holster pour la poser sur la table. L'attention d'Alice se porta sur elle pendant quelques secondes – Heath approuva d'un hochement de tête d'ailleurs – avant que quelques questions ne leur soient adressées.

« Moi c'est du .308mm. Je suis tireuse d'élite, j'ai un DKS-501, mais je ne l'ai pas dans ma poche ! » Elle esquissa un sourire.
« Arme à énergie moi aussi, je surveille les arrières de la Bigote et c'est du travail à plein temps. »
« Habituellement te ne te plains pas lorsque tu as les arrières d'une fille à surveiller. » Le ton n'était pas vexé pour autant.
« T'es pas vraiment une fille toi. » Alice soupira une fois de plus, buvant une gorgée de sa tisane avant de regarder Erin.
« Je n'ai pas encore d'enfants, mais j'espère que j'en aurai l'occasion un jour ! »
« Faudrait d'abord songer à trouver le père et là ça réduit tes chances. » Elle afficha une légère moue.
« Heath n'a pas d'enfants, il dit assez qu'il ne les supporte pas. Qu'est-ce que vous racontez avec Johnson ? Le seul moment intéressant avec les enfants c'est neuf mois avant leur naissance ? » Vu la tête qu'il fit, Heath n'apprécia pas qu'elle balance ça. Regardant Erin, Alice enchaîna. « Je ne sais pas si tu es au courant, mais on sera les deux seules filles de l'équipe. Je suis contente de ne plus être seule, j'en avais ras-le-bol des remarques machistes. Peut-être qu'avec toi dans les parages ils feront un effort. »

Le silence retomba un bref instant, le reproche était à peine voilé ! En réalité, Alice n'était pas énervée contre son cousin, elle acceptait qu'il l'appelle « La Bigote » depuis toujours et n'avait jamais bronché une seule fois malgré toutes les remarques mesquines, voire carrément méchantes, qu'il lui envoyait en permanence. C'était dans son caractère d'être aussi débonnaire. Tout ce que la trentenaire voulait à ce moment précis, c'était de lui faire comprendre qu'il avait intérêt à être aimable avec Erin, elle ne voulait pas que la malheureuse tombe au milieu d'une bande de machos sans cervelle ! Contrairement à ce qu'elle avait dit, Alice n'était pas vraiment gênée par ces blagues lancées sur les femmes, mais elle ignorait quel était le point de vue de la médecin à ce propos. Après avoir vu quelques gorgées, la demoiselle reprit la parole, toujours aussi enthousiaste.

« C'est un fils alors ? Il s'appelle comment ? Il a quel âge ? Je pense qu'il a le même nom que toi ? » Une avalanche de questions qu'Heath coupa en partie.
« Il a plus de treize ans, elle vient de le dire. »
« Quoi ? Quand ? » Alice ayant raté un passage, elle ne comprenait plus.
« Laisse tomber. » Il préféra siroter son café – bien noir – plutôt que de chercher à remplir la tête de sa cousine. Cette dernière haussa les épaules avant de reprendre.
« Ça doit être compliqué d'élever un enfant ! Il est déjà Initié du coup je pense ? Il sait déjà ce qu'il veut faire comme spécialisation ? » Elle esquissa un léger sourire. « Je suis désolée, je parle beaucoup, mais c'est tellement agréable de faire connaissance, j'ai tout un tas de questions qui me viennent ! Si ça t'embête, tu peux me le dire clairement, j'ai l'habitude ! »

C'était destiné à la rassurer mais en fin de compte ça voulait surtout dire qu'elle avait l'habitude de saouler les gens avec ses interrogations à répétition. Pas sûr que ce soit très encourageant en réalité.

Je ne jugeais pas utile de rapporter ce que je venais de dire à Heath à propos du père de mon enfant à la jeune femme qui était partie cherchait les boissons. Après tout, j’estimais qu’il valait mieux changer de sujet et orienter la discussion sur des choses un peu plus joyeuses. Nous en étions à parler des armes et j’apprenais donc que mes deux comparses étaient, pour l’une, snipeuse, et pour l’autre, son gardien. C’était évident qu’elle ne se promenait pas avec son DKS-501 sur l’épaule, au regard de l’importance de l’arme. J’opinais du chef pour marquer mon assentiment, laissant les deux larrons se chercher encore mutuellement. Au moins, ils arrivaient à me faire sourire. Donc la Bigote, comme Heath appelait sa cousine – et certainement les autres de son unité – avait la mission délicate de veiller sur nos fesses quand on était en mission en terrain découvert, offrant un appui feu important à longue distance. Je n’avais rien contre les snipeurs, même si je trouvais qu’ils ne laissaient généralement aucunes chances à leur victime de se rendre. C’était horrible quand on y réfléchissait deux minutes. La personne se promenait, faisant sa ronde par exemple, et l’instant d’après, ses yeux cessaient de voir, ses poumons cessaient de se remplir, tout le système nerveux explosait et avec lui, les fonctions vitales. La conscience s’échappait, et le malheureux n’avait même pas vu la mort en face. A la seconde près, son existence prenait fin. Enfin, c’était la guerre, et une cible morte sans avoir tiré un coup de feu sur les autres membres de l’équipe était une source de stress en moins pour la doctoresse que j’étais.

Alice continuait sur sa lancée, enchainant sur les enfants. Je manquais de m’étouffer de rire avec mon breuvage quand elle balança sur Jonhson et le chevalier ici présent. Je me décidais à apporter ma petite touche personnelle à la discussion, le ton plus léger.

« Les hommes, tous les mêmes. Mais ne t’inquiète pas Alice, mignonne comme tu es, tu trouveras forcément quelqu’un. » Je le pensais vraiment, et Heath ne devait pas avoir les yeux en face des trous pour ne pas remarquer que sa cousine avait tout d’une femme, malgré qu’elle paraisse quelque peu négligée et sans charme particulier à première vue, reflet d’un manque de compétence dans le fait de se mettre en valeur, ou tout simplement, d’un manque de confiance en soit.. Elle avait néanmoins une personnalité attachante et c’était une force. Mais bon, malgré une guerre totale, les gens restaient les mêmes, prompt à juger au premier coup d’œil, sans gratter un peu. J’ajoutais : « Oh tu sais, ils feront attention les premiers jours et le naturel reviendra au galop. » Je n’étais pas dupe. Les soldats avaient tendances à se montrer respectueux une fois la nouvelle recrue arrivée, mais quand l’habitude de la voir serait plus forte que la sensation de nouveauté, ils reprendraient leurs bonnes manières de macho éhonté. Quoiqu’il en soit, je n’étais pas de seule à la fermer facilement, et il était très rare que je me laisse marcher sur les pieds. En plus de ça, les petits malins qui se pensaient supérieur avaient tendance à me courir sur le haricot. Je n’ajoutais rien à cette remarque qui sonnait comme une vérité générale. Ca ne servait à rien de se lancer dans un débat féministe. J’adressais juste un sourire entendu à Heath, histoire de marquer mon propos.

Il était légitime que la chevalière se pose des questions sur mon enfant. J’allais lui répondre quand Heath coupa de nouveau la parole à la donzelle. Décidément, celui-là n’en ratait pas une. Loin d’être contrarié, Alice enchaina sur d’autres questions avant de s’excuser d’être aussi boulimique en termes d’informations. J’essayais de la rassurer rapidement.

« Si j’en ai marre, ça se verra surement sur ma tête. » J’étais plus ou moins expressive, et quand on me cassait les pieds, ça se voyait clairement. « Il a quinze ans. Son père est mort il y a treize ans, je venais de le dire à Heath le temps que tu ailles chercher nos boissons. » Soucieuse de ne pas provoquer de réactions chez la jeune femme, j’enchainais très rapidement. « Et oui, c’est un petit Ashworth aussi, il fait effectivement ses classes en tant qu’initié. Je ne sais pas trop s’il a envie de devenir Scribes ou Chevaliers. Mais au fond qu’importe, du moment qu’il est là où il a envie d’être, ça me va. » J’avais zappé la partie prénom sans faire exprès. Bah, ça ne devait pas être un problème, quand il fallait répondre à autant de questions, c’était normal de s’y perdre un petit peu. Je concluais cette petite présentation en posant mes lèvres dans mon café bien serré également. Du coin de l’œil, j’apercevais une silhouette familière qui entré dans la pièce. « En parlant du loup. » Je pointais mon menton vers les initiés qui venaient de faire irruption pour leur petite collation de la mi-journée. Parmi eux se trouvait donc mon fils, que je m’empressais d’appeler. Après tout, autant faire connaissance jusqu’au bout.

« Ethan, viens voir ici deux minutes. » Je lui faisais signe de la main, même s’il n’y avait pas grand monde dans le réfectoire, histoire qu’il me localise. En fait, il avait du probablement me voir en rentrant, et il avait fait mine de rien, afin de rester avec ses copains. Il se ramena après avoir échangé deux trois mots avec un autre garçon, en soupirant.

« Quoi maman ? » Le ton était las comme sa bouille.
« Je voulais te présenter mes nouveaux équipiers, Alice et Heath. » Je désignais rapidement mes deux collègues attablés, et en retour, je leur montrais le jeune homme. « Et voici Ethan, super motivé. » Je n’avais pas pu m’empêcher de lâcher un commentaire sur son attitude, ce qui m’attira les yeux noirs du concerné.
« Enchanté. » Grommela-t-il.
« Bon aller, on ne te retient pas. » Je le poussais dans le dos maternellement, le laissant repartir. Je tournais de nouveaux mes yeux vers mes équipiers, haussant les sourcils et plissant la bouche. « Ah les ados, ils sont toujours heureux de voir maman quand ils sont avec leur amis. » Fusionnelle ma relation avec lui ? Peut être un petit peu, mais ça avait tendance à changer avec le temps et son avancement en âge. C’était normal, il avait envie de vivre ses propres expériences et de ne pas rester dans les jupons de sa maman. Au moins, sa petite introduction auprès de mes équipiers avait eu le mérite de répondre à la question de son prénom.

« Alors Heath, ça ne donne pas envie ? » Je le taquinais, comprenant apparemment au fil des remarques de sa cousine, qu’il était plutôt un coureur de jupon qu’un futur papa.

Les paroles d'Erin étaient vraiment aimables, mais surtout inattendues. Alice n'avait pas l'habitude d'entendre des compliments, ou du moins qui lui étaient destinés. Elle était plus accoutumée à avoir des remarque sur son côté « tête en l'air » et laissait penser que ça ne la touchait pas. La plupart du temps c'était la vérité : son côté un peu benêt l'aidait beaucoup à ne pas se vexer, mais il lui arrivait de se demander pourquoi tout le monde ne voyait que des mauvaises choses en elle. Par conséquent, le compliment – même certainement faux – de la médecin dessina un sourire ravi sur les lèvres abîmées de la trentenaire. Heath de son côté lâcha un soupir qui montrait qu'il pensait le contraire de ce qu'il venait d'entendre, mais ça, Alice le savait depuis leur enfance ! Quant au fait que les hommes allaient certainement retrouver bien rapidement leurs bonnes vieilles habitudes, elle n'en doutait pas une seconde – malheureusement !

« Il n'y aura qu'à espérer qu'ils ne te prendront pas comme leur pote, mais qu'ils se rendront compte que tu es une fille. Ce n'est pas mon cas par contre. »

Oui, Alice était le « bon pote » à qui l'on confiait ses pensées sur la jolie fille en face. La preuve elle avait droit à des précisions graveleuses sur leur intérêt pour les enfants. Parfois Alice avait réellement l'impression d'être un homme et si elle n'avait pas une légère poitrine pour l'assurer du contraire, elle pourrait bien en douter. Le cousin de la tireuse d'élite avait visiblement été vexé par ce que cette dernière avait dit puisqu'il restait obstinément silencieux face aux remarques de leur nouvelle collègue. Tant pis pour lui ! De son côté Alice n'avait pas l'intention de lâcher l'affaire, ça lui laisserait davantage d'occasions de questionner Erin comme ça.

Ainsi donc le bout de chou – plus chou complet que bout d'ailleurs – avait déjà atteint l'adolescence ! Alice en était étonnée, Erin avait l'air vraiment jeune et la Chevalière s'attendait presque à ce qu'elle soit plus jeune qu'elle. La mort du père du petit, qui n'était visiblement pas le mari d'Erin, ne manqua pas de chagriner Alice qui n'eut pas le temps de présenter ses condoléances à la jeune femme puisqu'elle enchaîna rapidement. Le choix de carrière était assez réduit au sein de la Confrérie, mais la tireuse d'élite estimait autant les Chevaliers – ou Paladins – que les Scribes. Sa mère l'était et la jeune femme avait toujours été impressionnée par le savoir de cette dernière. Un sourire s'était dessiné sur les lèvres de la trentenaire et celui-ci ne fit que s'accentuer lorsqu'ils eurent droit à la visite du jeune adolescent en personne. Sa tasse de café à la main, Alice le regarda avec intérêt, essayant de noter quelques ressemblances avec sa mère pour se faire une idée du visage que son géniteur avait pu avoir. Après tout, si le garçon ne ressemblait pas à sa mère, il devait tirer ça de son père non ? Heath sembla toutefois peu intéressé par la rencontre et se contenta d'adresser un hochement de tête au gamin. Les enfants et lui.... La question qu'Erin lui retourna alors ne manqua pas de faire rire Alice – d'une manière assez peu séduisante il fallait l'avouer.

« Oh, oui ! Je te vois bien en papa ! »
« Y'a déjà assez de gamins dans le bunker pour que je passe mon tour. » Même si l'idée de les concevoir passait beaucoup mieux apparemment.
« Allons, beau comme tu es, ce serait dommage de ne pas transmettre tes gènes tu sais. » Le compliment était sincère, ça se voyait.
« Alors toi on devrait t'interdire de le faire. » Le sourire d'Alice ne s'envola pas, elle était devenue hermétique à ces méchancetés – qu'elle assimilait à de simples boutades.
« Il est vraiment mignon comme garçon, il fera fureur plus tard chez les filles. » Cette remarque s'adressait à Erin bien sûr. « C'est surtout son gène Y qui le rend incapable d'avoir des gestes tendres avec sa maman. Regarde Heath est pareil avec moi, il doit cacher ses sentiments en me critiquant sans arrêt. Je finis par prendre ça comme des manifestations d'amour. »
« Et c'est pour ça que t'as la réputation d'être pas très futée tu vois. » Elle inspira profondément, pas touchée pour deux sous.
« Ma mère est Scribe de l'Ordre du Bouclier. Mon père est Paladin. Ils m'ont toujours laissé choisir ce que je voulais faire, je trouve ça bien ! Certains sont plus doués que d’autres dans des domaines bien précis. Tu vois, même si je suis maladroite, je me débrouille bien au tir à distance. Je suis certaine qu'il trouvera tout seul ce qui est bon pour lui ! »

Elle y avait beaucoup pensé aux enfants et semblait avoir songé à ce sujet. Son regard se déporta sur Heath qui observait les environs, peu concerné par la discussion sur les enfants. Les yeux d'Alice brillaient légèrement et malgré toutes les remarques mesquines de son cousin, le regard tendre qu'elle posait sur lui prouvait qu'elle ne lui en tenait pas rigueur. Au final ils étaient un peu comme un vieux couple : il y en avait toujours un des deux qui aimait son partenaire plus que celui-ci ne l'aimait. Après un haussement d'épaules, la trentenaire regarda à nouveau Erin.

« D’ailleurs, tes parents sont de la Confrérie je suppose ? Il y en avait un de médecin, ou ça t'es venu toute seule de te lancer là-dedans ? Je t'admire tu sais, je suis incapable de voir quelqu'un de blessé sans tourner de l’œil ! »
« Les gonzesses ! »

Visiblement, même dans un monde post-apo les préjugés sur les sexes avaient la vie dure !

En fait j’étais vraiment sincère en disant qu’elle était plutôt mignonne. Peut être que je travestissais la réalité, mais qu’importe. De toute manière, en tant que femme, et c’était bien triste à dire, nous allions devoir nous serrer les coudes dans cet univers de testostérone. Après, ça faisait quelques années apparemment que Alice expérimentait les boutades tordues de son cousin, et il ne m’appartenait pas de m’immiscer dans leur vie privée et dans leurs petites habitudes. Néanmoins, si j’estimais que ça dépassait les bornes, je n’hésiterai pas une seconde à le faire remarquer, quitte à passer pour la chiante du coin. Bref, le temps ferait son office, et je serai assez rapidement fixé sur le comportement masculin de l’équipe. Il suffisait de ne pas se laisser marcher sur les pieds d’entrée et normalement, tout ça roulerait tranquillement. En tout cas, j’espérais avoir montré suffisamment à Alice que si elle avait un problème, elle pouvait venir m’en parler. Je faisais de petits dessins avec mon index sur la table, invisible bien entendu, tout en écoutant la conversation qui découla de ma petite boutade lancée à Heath. Il était quand même méchant avec sa cousine, mais cette dernière ne semblait pas s’en formaliser outre mesure. Je choisissais donc de ne pas relever, même si par moment, c’était limite. Après tout, ils étaient dans ce mode de communication depuis qu’ils étaient entrés dans l’infirmerie pour me rencontrer. Mignon, il l’était, mais son comportement laissait à désirer quelque peu. Je laissais Alice terminer avant d’ajouter, m’adressant à la demoiselle plutôt qu’au damoiseau, histoire d’enfoncer un peu le couteau dans la plaie

« Mignon c’est sur, mais quand il aura trouvé une bonne femme qui le tiendra par les... enfin tu vois, et que son petit cœur d’ours battra pour cette donzelle, il sera un peu moins méchant, tu verras. » En fait le comportement du cousin de la jeune femme me donnait envie de le titiller également afin de lui rendre la pareille. Et comme il n’avait pas l’air très penché sur le côté sentimental des choses, c’était une bonne approche pour l’embêter un tant soit peu. Quant à l’histoire du gène Y, je ne pensais pas qu’elle avait un quelconque fondement scientifique, mais je pense que la tireuse d’élite faisait de l’humour. Des fois, à cause de mon côté cartésien, j’avais un peu de mal à repérer les tentatives humoristiques de mes contemporains.

Le regard d’Alice sur son cousin était plein de tendresse, et je n’intervenais pas pendant ce petit moment bien à eux, malgré ma présence. J’avais opiné du chef suite au petit laïus de la trentenaire sur le fait que mon fils allait trouver sa voie via ses propres moyens. C’était là l’essentiel de mon idée, et quoiqu’il entreprendrait – bon mis à part le fait qu’il quitte le Chapitre – je l’appuierai sans hésiter et sans me poser la question de savoir si c’était la bonne voie pour lui. Dans l’intervalle de temps où je considérais les deux cousins, Alice reporta son attention sur moi. J’étais en train de faire tourner distraitement ma tasse vide dans la coupelle. Nouvelle question sur ses choix de carrière, ponctuée par une petite remarque machiste de Heath. Encore une fois, je ne relevais pas. A dire vrai, j’étais coutumière de ce genre de réflexions. Il n’y avait pas que cette unité qui était composée à majorité d’homme susceptible de se comporter comme les rois du monde. Ses anciens camarades, paix à leurs âmes, étaient aussi friands de petites piques bien placées à l’endroit des êtres de sexe féminins. Je les pardonnais silencieusement pour leurs petits écarts d’antan.

« Disons que ça s’est imposé à moi naturellement. Je m’en sortais bien, et c’est devenu une passion. Mes parents ne sont pas du tout là dedans, ils sont tous les deux scribes. Ordre de l’épée pour mon père, et ordre du bouclier pour ma mère. Ils se complètent. »

Je m’attardais à sourire en pensant à eux et à leur éternelle complicité. Je jouais maintenant distraitement avec le bout de plastique supposé touiller le café pour y dissoudre le sucre. Me rendant compte de mon manège, ce qui m’agaça quelque peu, je croisais les bras sous ma poitrine et je m’adossais un petit peu plus sur le dossier de la chaise, considérant les deux cousins.

« Ca fait longtemps que vous êtes chevaliers ? » J’essayais de trouver des questions pour montrer mon intérêt sur leur vie, mais n’étant pas une habituée du genre, j’avais un peu de mal à me lancer, par manque d’idée tout simplement. J’essayais néanmoins de me creuser la cervelle, tout en décroisant mes bras pour poser mes mains sur la table. En contrepartie, je croisais ma jambe droite sur ma jambe gauche. « On a l’air d’avoir à peu près le même âge, c’est étonnant qu’on nous n’ayons pas fait un bout de chemin ensemble. Nous n’étions peut être pas dans la même promo. » Simple constatation qui pouvait amener son lot de questions et de réponses.

Visiblement Heath semblait assez heureux de savoir qu'Erin le trouvait « mignon », même si la suite le fit rapidement déchanter. Alice était sincèrement amusée de constater que leur nouvelle collègue goûtait aussi à la provocation et au « titillage » d'Heath. Vu qu'elle-même n'était pas trop du genre à l'ouvrir, ça ne ferait pas de mal aux hommes d'avoir une femme avec du répondant dans l'unité. Le sourire de la trentenaire s'était accentué à l'idée de voir son cousin casé avec une – jolie, forcément – membre de la Confrérie qui lui ferait une ribambelle de charmants petits Heath. En espérant qu'ils soient moins grincheux ou provocateurs que leur père.... Penchant légèrement la tête sur le côté comme si elle réfléchissait, la jeune femme ne manqua pas de lancer quelques ajouts à ce propos.

« Vivement que cette dresseuse d'ours se lance dans ce cas. Je crois qu'on sera bientôt obligées de lui mettre une muselière s'il continue tout seul. »
« Parlez pas de moi comme si j'étais pas là bordel ! »

Sensible le Heath ! Alice savait très bien qu'il détestait ça, les gens qui parlaient de lui sans prendre la peine de le regarder directement. Leur Paladin agissait souvent comme ça : il parlait d'un membre de l'unité comme s'il n'était pas là et ça avait le don de faire perdre patience à pas mal des Chevaliers.

Quoi qu'il en soit, il semblait qu'Erin était d'accord avec ce qu'Alice disait. La trentenaire était assez heureuse de se trouver des points communs avec la médecin, elle avait bien souvent croisé des parents, ou futurs parents, qui pensaient que leurs enfants devaient suivre leurs traces. Bon, dans le cas de la tireuse d'élite, le fait était que ses parents occupaient deux postes différents et cela lui ouvrait donc pas mal de possibilités. Cependant, elle avait toujours été très maladroite et ses parents auraient très bien pu décider qu'ils allaient la coller dans le rôle où elle risquerait le moins sa vie.... La remarque d'Heath semblait avoir laissé Erin de marbre et lui comme Alice pensaient que la jeune femme était indifférente à ce type de piques. De toute manière elle pouvait être tranquille : il y avait peu de chances pour que le trentenaire s'amuse à être désagréable avec une jolie fille et cela même si elle n'était pas réceptive à ses approches. Enfin, il n'avait pas encore tenté le coup, pour le moment c'était uniquement des petits tests pour apprendre à la connaître – tout comme Alice. Lorsque la seule mère du groupe parla de ses parents, son interlocutrice ne put retenir une question un peu stupide.

« Ils sont mariés ? »

C'était idiot, mais Alice avait un petit côté « fleur bleue » qui la poussait à trouver ces vieilles traditions très romantiques. Bien sûr, la question provoqua un soupir évocateur chez Heath qui ne rajouta pourtant rien de plus. Alors qu'elle parlait, la jeune femme ne put s'empêcher de jeter un coup d’œil vers les mains de la médecin qui triturait en permanence quelque chose. C'était le même tic que son cousin avait à une époque – et peut-être encore maintenant – lorsqu'il dépiautait les gobelets en plastique pendant les débriefings. Un sourire se dessina sur les lèvres gercées de la tireuse d'élite alors qu'elle notait quelque part dans son esprit que leur nouvelle coéquipière semblait du genre nerveux. S'en-suivit quelques questions qui en éveillèrent de nouvelles dans l'esprit d'Alice. Cette dernière hocha la tête avant de répondre avec attention.

« Ça fait un peu plus de dix ans. Treize ou quatorze, dès la fin de la formation d'Initiés en fait. La dernière année on était greffés à une unité de terrain, donc ça fait un peu plus longtemps qu'on sort du bunker. » Son regard chercha brièvement celui de son cousin, en vain, elle enchaîna donc seule. « Je pensais que tu étais plus jeune que nous en fait, mais vu l'âge de ton fils je pense que ce n'est pas le cas. » Elle sourit légèrement. « On a trente-et-un ans tous les deux. Tu as quoi, un ou deux ans de plus que nous ? » Alice fronça légèrement les sourcils en signe de réflexion. « C'est vrai que c'est assez étonnant qu'on ne se soit pas plus côtoyés, mais peut-être qu'il y avait plus de personnes de ton âge, ou du nôtre alors. »

Les promotions auront donc été plus complètes et les écarts d'âge moins importants. Alice vida sa tasse et conserva ses mains enrouler autour d'elle comme si elle essayait de se réchauffer. C'était un réflexe idiot pour pour garder les mains occupées en réalité.

« Mais je pense que nos mères peuvent se connaître vu qu'elles travaillent dans le même ordre. Il faudra que je lui parle de toi la prochaine fois que je la croise. » Chose qu'elle faisait forcément cela dit. « Et puisqu'on a jamais collaboré ensemble, tu préfères généralement être en première ligne ou est-ce que tu as plus tendance à rester en retrait ? Notre médecin restait en arrière au cas où le terrain était dangereux, c'est bien le membre le plus important du groupe ! » Puisqu'il pouvait soigner les autres bien sûr. « Je reste souvent en arrière pour servir de soutien, Heath n’est jamais trop loin non plus, mais les autres gars de l'équipe n'ont pas froid aux yeux, ils assurent en matière de protection. »

Le ton se voulait rassurant, tout comme son sourire. Rejoindre une nouvelle équipe ne devait pas être aisé, Alice voulait que ça se passe le mieux possible pour Erin.

J’avais envie de répondre à Heath de ne pas parler d’Alice comme d’un animal sans sentiments et sans valeur, mais je retenais ma langue, par moment trop acérée. Qu’il n’apprécia pas que nous parlions de lui en faisant mine de parler de quelqu’un qui n’était pas à la table me fit légèrement sourire et cela me suffisait pour le moment. Pas sur qu’il comprenne le message sous jacent, mais qu’importe. A dire vrai, c’était aussi pour faire une petite pointe d’humour, à la manière des femmes. Ca lui faisait les pieds au bonhomme. Je n’ajoutais rien à la remarque d’Alice, étant donné que Heath s’était manifesté juste à ce moment là. Je me contentais d’hocher de la tête, approuvant par là ses dires. Je ne connaissais pas assez le chevalier pour estimer l’étendu de son caractère, mais je commençais rapidement à entrevoir les grandes lignes. Tout cela promettait. J’aimais bien répondre par un humour – malgré que j’avais pas mal de difficulté à comprendre l’humour des autres par moment - pince sans rire à mes collègues quand ils allaient un peu loin, cela permettait de garder une bonne cohésion en soulevant des points négatifs. Bon il suffisait que je sois dans un mauvais jour, mal lunée, mauvaise période, nuit de merde, et j’en passe, et ma répartie pouvait être plus prononcée et moins diplomatique. Mais ça, c’était le lot de toute le monde. Il y avait des jours sans, et des jours avec.

Alice me demanda si mes parents étaient mariés. Question personnelle, où je ne voyais pas beaucoup de légitimité dans la conversation, mais ça n’impliquait pas grand chose pour moi de répondre. Au contraire, on continuait de se connaître, même si on discutait de nos parents. Après tout, nous étions en partie, le reflet de l’éducation que nous avions reçu, même si l’adolescence et les expériences de la vie avaient fait leurs œuvres pour nous débarrasser un petit peu du carcan parental. « Oui, ça fait, si je ne dis pas de bêtise – moi et les dates vous savez – 38 ans. » Hey, ça faisait une paire d’années maintenant qu’ils étaient mariés. Je m’en rendais compte en ayant fait rapidement le calcul. Je me demandais alors si mon homme et moi-même serions restés aussi longtemps ensemble. Les premières années avaient été fantastiques, et tout était encore rose quand je l’avais perdu. Alors oui, probablement que nous aurions traversés le temps ensemble, à la manière de mes parents. Bref, ce n’était pas le moment de penser à ça. Les réponses à mes interrogations ne tardèrent pas à arriver, et Alice m’informa que ça faisait environ une quinzaine d’années qu’ils étaient chevaliers. Bien plus longtemps que moi alors ! Normal en même temps, avec l’arrêt par la case bambin. Je ne les jalousais pas, pas du tout même. Au contraire, c’était super d’avoir des collègues plus aguerris, même si je ne me sentais pas du tout distancée dans mon domaine de compétence, loin de là.

« Raté, j’ai trente cinq ans. Mais tu n’étais pas loin. » Je n’étais pas vexée, au contraire. Qu’on me considère plus jeune était une forme de compliment en soit. « Oui c’est surement ça, malgré que j’ai repris ma formation à peu près quatre ans après avoir accouché. Ca nous situe dans la même tranche. Enfin qu’importe, finalement, nous allons travailler ensemble, donc tout va bien. » J’appuyais ma petite conclusion sur l’affaire formation par un sourire sincère. Les parents revinrent sur le devant de la scène par l’entremise d’Alice. C’est vrai que nos deux génitrices travaillaient dans le même ordre de scribes. Elle m’avait dit que sa mère était dans l’ordre du Bouclier, mais je n’avais pas relevé sur le coup. « J’en ferai de même quand je croiserai la mienne. » Je les voyais assez régulièrement à vrai dire, la famille représentant une composante importante de ma vie, du fait du manque de relation sociale dépassant le stade de collègue.

« J’évite de m’exposer, j’essaye d’être là où on a besoin de moi le plus rapidement possible. Comme je vous ai montré, j’utilise qu’un glock, même en mission, avec un poing assisté qui fait plus gadget qu’autre chose sur mon armure, alors je ne représente pas un appui feu idéal. » Non j’étais un électron libre, je me promenais souvent d’une position à une autre, suivant le cours des choses, mais surtout, suivant les blessures et les besoins. Je voyageais donc légèrement, si tant est si bien qu’on peut parler de légèreté dans de pimpantes armures d’aciers trempés. Bien souvent, mon ancien paladin s’arrachait les cheveux. Il n’aimait pas tellement ma façon de faire. Mais bon, il était bien content quand je me trouvais rapidement sur place, si bien qu’il ne m’avait jamais vraiment interdit de recommencer. Sinon j’aurai du l’écouter. J’allais bien voir comment ça allait se passer dans cette unité, mais je comptais bien faire valider mon style. « En fait, je serai surement dans un intervalle entre vous deux et le reste de l’équipe. » Voilà qui résumait bien les choses. Elle trouvait étonnant que Heath ne soit pas le genre de bonhomme à jouer les barbares poilus et musculeux en montant au front en gueulant comme un dératé. Il devait bien l’aimer sa cousine finalement. Ou alors il avait les pétoches. Mais je penchais quand même pour la première option.

« Ah et je vous ai pas dit, mais faudra que je vous examine pour être plus efficace si jamais il y a un pépin sur le terrain. Rien d’invasif, juste la routine quoi. » Beaucoup de médecins de la Confrérie ne prenaient pas la peine de connaître leur futurs patients. Après tout, une fois en mission et une fois la première couille, le moment était mal choisi pour se rendre compte de certains aspects médicaux. Un petit examen à l’entrée dans l’équipe, et pas de surpris de tailler par la suite. Après, je savais par expérience que certains allaient refuser. Je les connais, ces soldats, pleins de muscles et de testostérones, invincibles et tout le tralalala. Pas b’soin d’infirmière, de médecins, ni rien, j’suis un rambo qui ne craint rien. Et qui c’est qu’on voit radiner pour une petite coupure ? Hein ? Je souriais en me faisant mon petit film dans ma tête. Bon finalement, j’avais abordé le sujet des visites médicales. J’espérais au moins un petit pourcentage de l’équipe. Les autres, j’allais devoir les convaincre d’une manière ou d’une autre.

Trente-huit ans, c'était énorme en y repensant. Plus qu'une vie – pour Alice du moins. Un sourire se peignit sur ses lèvres à cette annonce. Erin allait certainement la trouver bizarre, surtout que la jeune femme n'approfondissait pas les raisons qui la poussaient à s'interroger sur un détail aussi éloigné que possible de leur discussion précédente. C'était souvent ce qui jouait des tours à la tireuse d'élite : elle avait l'habitude de se questionner sur les habitudes, les goûts ou l'environnement de ses collègues. Elle, c'était le genre de personnes qui se demandait si tel ou tel collègue aimait l'odeur du café au matin ou s'il préférait le chocolat chaud. Il n'y avait aucune raison valable à cette curiosité inhabituelle – mais pas malsaine pour autant. C'était juste le plaisir de pouvoir connaître quelqu'un au-delà du simple stade de collègue. Pour elle, la Confrérie était sa famille et il était possible qu'avec le temps, la jeune femme en vienne à considérer Erin presque comme une sœur. Malheureusement pour elle, bien souvent les gens se refusaient à l'idée de copiner plus que de raison avec elle, son côté « trop affectueux » devait certainement les barber. La seule personne à tolérer tout ça au final, c'était bien son cousin à qui elle imposait au moins une enlaçade par jour – tout comme à ses parents d'ailleurs.

Le médecin avoua donc être légèrement plus âgée que les deux autres Chevaliers et qu'elle avait repris sa formation après être tombée enceinte. Elle avait donc effectivement dû être décalée par rapport à sa génération et malgré la différence d'âge qu'ils avaient, les trois avaient pu passer à deux doigts d'être dans la même promotion. Elle hocha finalement la tête lorsque la demoiselle souligna qu'au final, c'était sans importance. Seul le fait qu'ils allaient collaborer comptait désormais, inutile de s’appesantir sur le passé !

Ils optèrent donc pour la discussion concernant le style de combat d'Erin. Comme leur précédent médecin, elle semblait papillonner de personne en personne. Enfin manière de parler, mais disons que leur collègue avait été touché passant du groupe de tête au groupe arrière pour essayer de voir si tout allait bien – il s'inquiétait souvent pour un rien. Le cœur de la jeune femme se pinça à cette pensée et elle ne put retenir un léger sourire sans que son regard ne dévie pour autant du visage d'Erin. Ce ne fut qu'au terme des réponses du médecin qu'Alice reprit la parole. Un véritable exploit pour elle qui, habituellement, ne pouvait généralement pas s'empêcher de devoir répondre dès qu'elle entendait quelque chose qui l'interpellait.

« Oh, sans soucis. Ce n'est pas comme si les examens des médecins étaient inhabituels pour moi. » Elle ne put retenir un léger rire.
« Mais c'est pas dans nos dossiers ça ? Enfin on va pas se retaper tout à chaque fois qu'on change de médecin quand même. » Bien évidemment c'était le grognon qui ressortait.
« En fait ce qu'Heath essaye de te dire, c'est qu'il a peur des médecins. Ou alors il est timide et qu'il n'a pas envie que tu l'examines. Mais j'en doute. » Elle regarda son cousin. « Tu n'as jamais été très pudique. »
« J'ai pas peur des médecins. Ça m'emmerde juste de perdre mon temps. » Elle secoua la tête.
« On ne va pas changer de médecin avant trèèèès longtemps vois-tu. Après si tu préfères mourir sur le terrain parce que tu auras refusé qu'Erin t'examine avant, libre à toi. Mais vu qu'on sera en tête-à-tête à ce moment, ça sera moins qui jouerai l'infirmière. Je suis certaine que tu préfères Erin. » Un soupir fut la seule réponse du concerné. « Ils détestaient déjà devoir se faire soigner avant. Tu comprends, les cicatrices ça plaît aux filles et tout.... le fait d'être auscultés par une femme les fera peut-être changer d'avis qui sait. »

Elle ne parlait pas vraiment avec sérieux. Même s'il était vrai que les hommes étaient toujours plus aimables avec les femmes, les membres de la Confrérie restaient des hommes bien élevés comparés aux autres qui habitaient les terres dévastées. Même Heath avec ses airs d'ours mal léché était tout de même respectueux. Il ne s'amusait pas à collectionner les conquêtes et draguer tout ce qui lui tombait sous la main : une certaine tenue était de rigueur. Haussant les épaules pour elle-même, la jeune femme reprit.

« Tu t'y connais bien en combat au corps-à-corps pour utiliser un poing assisté ? Je suis vraiment mauvaise pour tout ça. Je me suis spécialisée dans le tir à distance à cause de ça notamment. Puis aussi parce que je n'aime pas vraiment faire souffrir les gens. » Elle grimaça un peu. « Ça nous fait un point commun j’imagine. Enfin j'espère ! »

Elle rigola légèrement. C'était relatif de parler de ne pas aimer faire souffrir et ensuite de dire que l'on tuait les gens d'une balle dans la tête. Du point de vue d'Alice c'était très cohérent, mais de celui d'un médecin, ce serait peut-être différent. Posant enfin sa tasse sur la table, la trentenaire enchaîna une dernière fois.

« Et tu as beaucoup visité Denver ? Tu parlais du ciel avant, c'est parce que tu partais plutôt en mission dans les terres dévastées ? Je n'ai pas trop visité de bâtiments de la ville, mais je dois avouer que ça m'intrigue pas mal quand même. J'aimerais bien pouvoir tous les voir au moins une fois ! »

Pour le moment, je ne trouvais pas Alice bizarre, bien que je devais reconnaître qu'elle posait un peu toutes les questions qui devaient lui passer par la tête. Je ne m'en formalisais pas pour le moment, du reste nous essayions de faire connaissance, si bien que j'étais plus disposée à faire dans le social. Je n'étais pas toujours aussi ouverte, ni aussi tolérante. Beaucoup de mes anciens camarades me considéraient comme chiante et trop protocolaire. J'essayais de faire en sorte que ce côté là de ma personnalité ne ressorte pas trop dans la conversation que nous menions à deux et demie, Heath participant que ponctuellement si bien que je ne pouvais le compter que pour moitié dans les acteurs de cette discussion. Bref, ma place se faisait petit à petit dans cette unité, bien qu'il me restait à rencontrer le paladin, le chevalier capitaine, et tout le reste de la team. La discussion bifurqua rapidement que j'entrepris de leur parler des dossiers médicaux et des petits examens qui allaient en découler, du fait de ma venue toute récente. Je m'attendais à ce genre de réaction, habituée que j'étais à exercer auprès d'homme, mais avant tout, de militaire. Car même les femmes pouvaient me donner du fil à retordre, à la manière d'Heath qui pensait que ça ne servait à rien. Un discours familier pour mon oreille. Le sentiment de perdre son temps. Voilà ce qui ressortait le plus. Pour ces hommes – et ces femmes – qu'on s'occupe d'eux était à la limite insultant, ils n'avaient pas besoin qu'on les assiste d'une manière ou d'une autre. J'écoutais donc Alice qui essayait de défendre le bout de gras auprès de son cousin, tout en me vantant les bienfaits d'une femme médecin dans le bon vouloir de monsieur Heath. Encore leur côté vieux couples qui ressortait. Néanmoins, les militaires, ça me connaissait. Je tournais mon regard vers le grincheux, ajoutant à l'intervention d'Alice, une simple phrase :

« De toute façon, tu n'auras pas le choix. Promis j'irai pas voir si tes testicules sont bien descendues. » L'ordre sous entendu et la petite pique humoristique derrière, histoire de faire passer la pilule. Ca pouvait paraître vulgaire, mais c'était une petite blague de médecin. Rien de méchant. Puis entre militaire, les réflexions graveleuses n'étaient jamais en reste. Non il n'aurait pas le choix, lui comme les autres d'ailleurs. Sinon, j'allais en référer en plus haut lieu et j'étais à peu près certaine d'obtenir gain de cause. Et tant pis s'ils devaient me détester pour ça. J'avais l'habitude. Je n'avais pas envie de relever les allusions d'Alice quant au fait que je sois une femme et que ça devrait bien plaire à Heath. On aurait dit qu'elle essayait de me caser avec son cousin. J'avais bien eu quelques relations ici et là, de temps en temps, après la mort du père d'Ethan, mais rien de sérieux. Cela venait sans doute de moi qui n'avait pas encore fait un assez grand pas dans le temps pour m'imaginer m'engager. Qu'importe, je n'allais pas me faire de film, laissant la conversation continuer tranquillement. Ne sois pas chiante, soit cool et jeune. Déjà que tu es plus vieille qu'eux, alors ne joue pas les rabats joies. Oui mais j'avais du mal, on ne change pas sa nature d'un claquement de doigt.

Heureusement, grâce aux capacités hors du commun d'Alice pour poser des questions, le sujet retourna sur les capacités physiques en opération. Le corps à corps. On ne pouvait pas dire que je sois une férue de ce mode de combat. Ok, je possédais un poing assisté, mais il était déjà sur l'armure avant qu'on me la lègue. Je n'aimais pas tellement cet objet, et à part filer un coup de poing en déclenchant l'assistant pour augmenter la force de pression, j'étais une vraie quiche au corps à corps. J'étais en train de réfléchir à cela quand Alice continua dans sa quête aux questions. J'écoutais donc avant de répondre, dans un premier temps sur les premiers propos de la trentenaire :

« En fait quand je disais que le poing assisté était plutôt un gadget pour moi, c'était surtout dans le sens que je ne m'en sers quasiment jamais. Je ne suis pas une experte en combat rapproché non, loin de là. » Je marquais une pause rapide, avant d'ajouter : « Je n'aime pas souffrir les gens non plus, je préfère soigner. A dire vrai, je ne tire que rarement avec mon arme, et quand c'est nécessaire, je fais en sorte que ce soit propre. Une chose est certaine cependant, c'est que je n'hésiterai pas à tuer si un membre de la confrérie est en danger. » Cela était non négociable pour moi. Nous étions tous des frères et soeurs dans ce bas monde, élevé ensemble, le groupe passait avant tout. Le choix entre un confrère et un habitant lambda était vite fait. « Enfin, oui j'imagine que tu excelles plus avec une arme que au corps à corps, sinon tu ne serais pas à ce poste. » J'ajoutais, avec humour : « Sinon, j'ai du soucis à me faire ! »

Je laissais le temps à ma petite boutade bien sentie de faire son effet, et je répondais enfin aux dernières interrogations d'Alice. Je n'avais pas tellement visité de lieux ni de bâtiments. Quant au ciel, je pense que je l'aimais tant du fait qu'il m'était apparu quand j'étais gamine. C'était un petit peu ma Madeleine de Proust visuelle.

« J'ai plus œuvré en extérieur oui. C'est à dire que pour rejoindre tel ou tel endroit digne d'intérêt, on a forcément pas mal de marche à faire dans les terres. Puis pour Denver et tout, j'avoue que je n'ai pas eu l'occasion de visiter grand chose pour le moment. Mais à mon avis, je ne sais pas si tu auras assez de toute une vie pour visiter l'ensemble de chaque bâtiment de la ville ! C'est tellement immense. »

Je doutais du bien fondé de ce rêve, mais qu'importe. Je pensais en effet qu'il était important pour les gens, surtout dans ce contexte, d'avoir des rêves, des ambitions, des envies, des perspectives d'avenir. Ca permettait de rester droit dans ses bottes, d'avancer malgré l'acharnement de certains à tout faire capoter dans ce bas monde.

Alice eut du mal à retenir un éclat de rire en entendant la boutade lancée par Erin au sujet de l'état de santé de son cousin. Ce n'était pas elle qui s'accordait ce genre de libertés, elle était plutôt du genre coincé à rougir lorsque quelqu'un faisant une plaisanterie graveleuse – autant dire qu'elle l'avait souvent fait avec son unité ! Bizarrement, cette remarque sembla plutôt détendre Heath comme s'il était rassuré de voir qu'il n'aurait pas le droit à une nouvelle bigote prêchi-prêcha dans l'équipe. Ça avait plutôt l'air d'être le contraire. Peut-être qu'Erin arriverait à faire quelque chose avec eux finalement ?

Le sujet du combat au corps-à-corps étant revenu sur la table, Alice reporta son attention sur le médecin qui lui expliquait qu'elle se servait rarement de son poing assisté et que c'était plutôt un gadget. Elle voyait le genre. Alice avait déjà été amenée à se servir de la crosse de son arme lorsqu'elle était tombée à court de munitions, ce n'était arrivé qu'une seule fois et elle s'était juré que ce serait la dernière. Soupirant légèrement, la trentenaire hocha la tête d'un air entendu avant d'esquisser un sourire lorsqu'elle apprit que sa nouvelle collègue partageait le même manque d'attirance qu'elle pour la violence. C'était une bonne chose, surtout au milieu de tous ces hommes qui se laissaient parfois emporter par leur testostérone ! Au fil de la discussion, la Chevalière se trouvait de plus en plus de points communs avec sa voisine de table, visiblement elles fonctionnaient à peu près sur le même mode, excepté le fait qu'Alice était bien plus maladroite et coincée que son homologue médecin ! Un sourire rassurant fit finalement son apparition sur les lèvres de la plus jeune des deux lorsqu'elle entendit la boutade. Non, il n'y avait pas d'inquiétudes à avoir, elle s'en sortait étonnamment bien avec un fusil de précision entre les mains. Comme quoi, il ne fallait pas se fier à la couverture d'un livre pour juger de sa valeur !

La réponse à propos des activités d'Erin à l'extérieur arriva ensuite. Elle était donc habituée à voyager d’un point à l'autre en passant par les plaines, plutôt qu'à se promener entre les immeubles délabrés. Ça leur faisait un nouveau point commun. Hochant la tête aux dernières paroles de la médecin, la tireuse d'élite répondit avec calme.

« Malheureusement oui, surtout que d'après le Paladin, pas mal de bâtiments sont totalement délabrés. Avec les bombardements ils ont été abîmés et de ce qu'il m'a raconté, se balader entre eux revient à prendre le risque de s'en ramasser un morceau sur le coin de la tronche. C'est tellement dommage. Il y a des tas de personnes qui vivent dans des endroits délabrés et pleins de radiations, Denver pourrait offrir un endroit idéal pour vivre. »

Si l'on enlevait les chiens errants qui s'en prenaient à tout ce qui approchait, les raiders qui traînaient souvent dans le coin et d'autres joyeusetés de ce genre bien évidemment ! Alice savait très bien que l'idée de retrouver – ou plutôt trouver – un jour une vie comme avant était utopique et rien de plus. Elle se mordilla machinalement la lèvre inférieure en réfléchissant à tout ceci avant de hausser les épaules pour reprendre d'un ton plus léger.

« Et tu n'as pas à t'inquiéter en ce qui concerne mes capacités au tir. Même si je suis capable de me tromper de jambe en mettant mon pantalon le matin, je sais viser correctement. Ce n'est pas très compliqué en fait, j'ai le temps de cibler comme en général la personne ne me voit pas. » Le ton était un peu gêné. « Je me concentre d'autant plus que je n'ai pas envie de blesser ou de faire agoniser la personne que je vise. J'essaye que de soit rapide à défaut de pouvoir être évité, mais je pense comme toi concernant nos collègues. Un membre de la Confrérie passera toujours avant un étranger. »

La discussion n'était pas très gaie, mais c'était une chose qu'Alice pensait utile de préciser. Dans un sens, ça coulait de source : il était rare que les membres de la Confrérie fassent passer d'autres personnes avant celles avec qui ils grandissaient souvent à leurs côtés. Heath secoua légèrement la tête aux paroles de sa cousine, mais n'émit aucune critique. Tripotant sa tasse d'un geste machinal, Alice regarda rapidement autour d'eux avant de lancer de nouvelles questions qui semblaient inépuisables chez elle.

« Tu as rencontré des raiders ? Ou des légionnaires ? Nous jamais. Enfin je crois pas. »
« Difficile de le savoir vu que tu fais confiance à tout le monde. »
« Pas tout le monde ! » Le ton était indigné.
« Mouais, quasiment tout le monde, même lorsqu'ils se baladent avec des molosses de Dog City tu crois que c'est des voyageurs. » Il tourna la tête vers Erin. « On la baratine comme un rien. Une chance qu'elle soit coincée sinon j'aurais des tas de petits-cousins. »
« Tu dis des conneries Heath. J'aime bien parler avec les gens, c'est tout. »

Et ça, Erin devait l'avoir remarqué seule.

Alice était vraiment une idéaliste dans ses propos et dans sa vision des choses. Je ne pouvais pas dire qu’en tant que médecin, je ne partageais pas certains de ses points de vue, loin de là, j’avouais simplement que je n’y avais jamais réfléchi. Après tout, je ne m’étais pas posée la question de savoir comment l’on pourrait améliorer le quotidien des gens du dehors – sous entendu de l’extérieur du bunker. Je ne raisonnais qu’à l’échelle de la Confrérie. Je n’étais certes pas insensible aux difficultés des habitants du Colorado, ne rechignant jamais à soigner une personne dans le besoin. La médecine avait quelque chose d’universelle, et qui pratiquait l’art de soigner autrui, ne pouvait pas prétendre réserver ces arcanes à un être humain d’un groupe différent. Je ne poussais quand même pas le raisonnement au point d’inclure les supers mutants dans le tas. Eux pouvaient bien crever que ça ne me ferait pas sourciller le moins du monde. Certainement le reflet du conditionnement auquel nos esprits étaient soumis depuis leur plus jeune âge. Les mutants étaient des erreurs de la nature, des évolutions d’éprouvettes mal contrôlées et qui proliféraient dans ce monde alors qu’ils n’avaient rien à y faire. Heureusement, la Confrérie avait suffisamment donnée de sa personne, sacrifiant ses membres et son matériel pour mettre un coup d’arrêt à ces abominations. Quoiqu’il en soit, les propos d’Alice sur une reconstruction de Denver afin de loger plus confortablement les gens me laissèrent songeuse. C’était tout bonnement irréalisable de mon point de vue. Il faudrait des hommes en masse pour pouvoir reconstruire une ville aussi grande, des moyens logistiques et matériels si importants que même la Confrérie n’en disposait pas. Pour le moment, nous étions condamnés à vivre dans des vestiges de la grande guerre, en recyclant ce qui avait bien survécu au feu nucléaire.

« Peut être avec le temps, de nouvelles villes sortiront de terre pour abriter des populations plus importantes. »

Je ne savais pas si je devais croire à mes paroles ou pas. Le monde semblait ne pas tourner bien rond ici bas. Les gens faisaient pour la plupart bien ce qu’ils voulaient, même si certaine communauté, comme la notre, l’ERGP, ou la ville de Jericho, essayaient de se développer en suivant des règles sociétales obligatoires pour une bonne entente entre les gens. Un semblant de loi permettait de regrouper des personnes sous une même bannière de conviction. En tout cas, si nos ancêtres pensaient que les humains ne se mettraient jamais à recycler, continuant de piller les ressources de la Terre, ils s’étaient mis un sacré doigt dans l’œil. Alice enchaina sur ses capacités opérationnelles. J’avais simplement voulu la taquiner. Je me doutais bien qu’elle était très compétente dans son domaine, malgré un petit côté tête en l’air. Des fourmis dans ma jambe me rappelèrent qu’elles étaient croisées depuis suffisamment longtemps pour être gorgées ou en manque de sang. Machinalement, je les décroisais, me réinstallant plus confortablement sur ma chaise, profitant de ce réajustement pour coller mes pieds bien à plat sur le sol, afin que la pompe dans les talons expulse le sang de mes guiboles, rétablissant une circulation plus harmonieuse.

« Net et précis quoi. Je pense, malheureusement, que j’aurai un petit aperçu de tes capacités assez rapidement. »

A la prochaine mission certainement, ou dans les mois à venir. Il arrivait que nous sortions du bunker sans tuer un seul être humains. Les gens n’étaient pas tous cinglés au point de s’en prendre à des membres de la Confrérie juste pour le plaisir. La discussion continua dans le domaine de l’expérience du terrain et plus précisément, de l’expérience des terres dévastées et de ses habitants. Je croisais mes mains, le pouce de l’une frottant la paume de l’autre. Je souriais à Heath et à Alice.

« J’avais remarqué qu’Alice était très ouverte oui. » Je creusais rapidement ma mémoire, remontant le fil de mes souvenirs pour trouver les rencontres que j’avais faites. « Des légionnaires de loin oui, passant avec leur bannière, nous nous ignorions simplement. » Pas de conflits inutiles répétait souvent le Paladin de mon escouade. Il était plutôt pacifique du moment qu’on ne venait pas lui chercher des noises. En fait, on avait plus souvent eut des déboires avec la faune locale plutôt qu’avec les populations humaines. J’avais déjà rencontré des habitants de Jericho et d’autres campements plus sommaires, dispensant par moment des soins à qui en avait vraiment besoin. « Quand aux raiders, avec ma précédent escouade, nous avons du en découdre deux ou trois fois avec eux. Mais jamais de groupe très important. » Et à chaque fois en situation de légitime défense. Nous ne les emmerdions pas, mais ils en avaient après notre marchandise, ou nos soit disant trésors de technophiles. Des fanatiques, rien de plus, qui n’avaient gagné que la mort.

« J’espère que ça ne te jouera pas des tours Alice, de faire confiance comme ça. Je suis un peu moins ouverte moi. » Je n’ajoutais rien, après tout, je ne souhaitais pas sermonner ma coéquipière. Pouvait-on me blâmer d’être plutôt fermée ? Après tout, c’était l’éducation que j’avais eut. Je supposais qu’Alice avait reçu une éducation similaire à la mienne. La personnalité devait donc jouer un rôle important également dans l’ouverture aux autres. En fait, je ne pus retenir une dernier complément à mon propos : « Enfin, quand je suis en terrain hostile, après dans un village ou une ville, comme Jericho, je suis plus encline à communiquer. » Je ne précisais cependant pas que ma démarche était surtout liée aux soins que je pouvais apporter à la population, et non orientée vers un but de familiarisation pure et dure.

Alice était plutôt contente de voir que sa comparse ne la raillait pas parce qu'elle avait des rêves « stupides ». Plutôt irréalisables, mais pas stupides. Combien de fois les gens avaient-ils tenté de la faire redescendre sur terre en lui expliquant que ce monde ne changerait jamais au point de redevenir comme avant ? Trop pour les dénombrer ! De toute manière la jeune femme s'en moquait éperdument, elle se doutait que ce ne serait pas de son vivant qu'une telle chose arriverait, mais les rêves servaient bien à avoir des illusions qui poussaient à se surpasser non ? Si Alice devait se tenir aux faits réalisables, elle n'aurait plus qu'à s'allonger et à attendre que le temps décide de faire son œuvre et de la laisser mourir. Non, la trentenaire avait réellement besoin de ces petits espoirs quotidiens et elle était heureuse de voir qu'Erin, même si elle ne l'encourageait pas dans cette direction, ne l'écrasait pas. Elle détestait voir ses collègues lui arracher ses illusions et les piétiner d'un coup de talon, même si au final Heath restait le premier à le faire et qu'elle lui passait tout. Quel veinard ! Ou pas.

Pour ce qui était de ses capacités, Alice en usait moins souvent qu'il n'y semblait en vérité. Elle n'allait que rarement se poster en hauteur pour « superviser » l'opération en ayant une vue d'ensemble, elle servait plutôt de soutien à distance lors d'affrontements dans des zones plutôt dégagées. En vérité, la jeune femme n'avait rien à voir avec les tireurs d'élite de l'ERGP, même si elle n'en avait jamais trop fréquenté. Quoi qu'il en soit, elle se débrouillerait pour montrer à Erin qu'elle n'avait vraiment rien à craindre avec elle pour assurer ses arrières. C'était pour cette raison qu'elle était aussi « performante » en vérité : rater sa cible reviendrait à laisser ses amis se faire attaquer et c'était juste impensable pour elle. Dans la vie de tous les jours ce n'était pas le cas, d'où le fait qu'elle ne se souciait pas d'être assimilée à une tête en l'air ou à une idiote. Seul l'avis des personnes qui comptaient réellement pour elle importait, bien que les piques de son cousin restaient sans effet sur elle – du moins en apparence.

Le regard d'Alice se posait souvent sur le médecin qui restait relativement calme comparé à certains autres membres de l'unité. Lorsqu'elle confirma avoir remarqué l'ouverture d'esprit d'Alice, cette dernière sourit légèrement : il était aisé de lire en elle comme dans un livre ouvert. Ou un holodisque plutôt ! Erin expliqua alors n'avoir croisé que quelques légionnaires sans jamais les approcher et précisa ensuite qu'ils avaient aussi affronté des raiders par le passé. Pas des groupes connus donc. Alice ne s'y connaissait pas vraiment, mais il était vrai qu'en entendant parler d'eux elle avait toujours imaginé des êtres abominables à peine humains d'apparence. Hochant la tête pour elle-même, la trentenaire répondit d'ailleurs d'un ton pressé.

« À ce qu'il paraît ils se droguent, tu te rends compte ? Je me demande comment ils font pour vivre aussi longtemps, les pauvres. Ils sont certainement perdus de ne pas avoir d'endroit où vivre. » Enfin pas de squat, mais une véritable maison comme le bunker par exemple. « À ce qu'il paraît, les légionnaires considèrent les femmes comme des moins que rien. C’est bizarre, je n'ai jamais vu que le sexe d'une personne le rendait plus ou moins compétent. Ils doivent s'ennuyer à discuter entre hommes sans arrêt. »

Parce que, bien entendu, les légionnaires passaient leur temps à discuter de choses et d'autres, mais certainement pas à se battre ! C'était un peu idiot, mais Alice avait du mal à imaginer que le monde extérieur était aussi sanglant et violent que ses parents le disaient. Oh, elle avait déjà été attaquée et elle avait vu des choses horribles, mais c'était presque toujours l'environnement où les animaux qui la peuplaient qui étaient responsables de tout ceci. Pour la Chevalière, les humains étaient tous bons dans le fond, il fallait seulement nettoyer la surface pour les pousser à se regarder sous un autre angle. Et comme un écho à ces pensées, Erin souligna le fait que la trentenaire risquait de se voir jouer des tours un jour à force de faire aussi facilement confiance. Elle soupira légèrement, sachant que c'était parfaitement vrai.

« Oui je sais, mes parents me le disent toujours. Mais Heath sera là pour me sauver au pire, il deviendra un héros et il aura des dizaines de donzelles admiratives devant lui ! Tout le monde sera content. » Elle pencha la tête sur le côté. « Je te trouve très ouverte Erin, j'aime beaucoup cette discussion. J'avais peur que tu sois plus méfiante, mais tu t'en sors très bien je trouve. » Un sourire avant de reprendre. « Je sais que je devrais être plus prudente, mais je crois que si je commence à soupçonner tous les gens que je croise d'être des méchants, je serai juste incapable de faire un pas dehors, je finirai totalement paranoïaque. » Elle arbora une légère moue. « Puis franchement, jusqu'à aujourd'hui chaque fois qu'on a croisé des personnes mal-intentionnées, elles nous ont tiré dessus et n'ont pas cherché à faire ami-ami. Je pense que je ferai la différence du coup ! »

Sauf si un jour elle tomba sur la seule personne manipulatrice des terres dévastées ! Il devait bien y avoir quelques personnes qui se doutaient qu'abuser un membre de la Confrérie pouvait rapporter gros, non ?

J’étais plus cartésienne que ma comparse féminine de l’équipe. En même temps, j’avais une formation scientifique, peut être pas aussi poussée que les véritables chercheurs d’avant guerre, je n’en savais rien, mais cela avait tendance à influencer mes choix et mes raisonnements. Quoi de plus logique en somme. Certains diront que j’ai tendance à voir le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein, et je ne pouvais pas les contredire. En voyant les choses telles qu’elles étaient, et il ne fallait pas se mentir, elles n’étaient pas réjouissantes, je ne me perdais pas en espoir qui tôt ou tard, finiraient par me décevoir. Avec une approche plus rigoureuse de la situation, les chances d’être déçue étaient plus faibles. Cette façon de pensée ne voulait pas dire que je bannissais les rêves de ma vie, car comme tout à chacun, je pouvais me vanter d’en avoir. Mais je ne les laissais pas conduire mon existence. Si l’occasion se présentait de les saisir, je n’hésiterai pas une seconde, bien entendu. Quant à courir après, c’était une autre histoire. En même temps, en vivant pour autrui, pour mon fils, mes patients, voir mes équipiers, je ne laissais pas beaucoup de place à mon « moi » intérieur psychique. Est-ce que je m’écoutais suffisamment ? Est-ce que je prenais soin de moi ? Surement pas assez. Le fait de ne pas avoir de relation depuis longtemps, un gosse à élever, un concubin décédé, cette accumulation de petite chose rendait ma vie plus monotone d’un point de vue mental. Car au quotidien, ma vie n’avait rien d’un long fleuve tranquille. Je revenais à la réalité, en me rendant compte que j’étais entrain de faire tourner ma tasse sur la tranche, distraitement. Je rendais regard pour regard à Alice ou Heath quand ces derniers posaient leurs yeux respectifs sur ma petite personne. Ce n’était pas de l’animosité, loin de là, simplement un comportement normal dans une conversation.

La jeune femme de trente ans commenta alors mes propos sur les raiders et sur les légionnaires. Je ne pouvais qu’acquiescer du chef. Ils avaient des modes de vies différents des notre, des mœurs étranges et à tout le moins, détestable. Le fait qu’ils aient du grandir dans un environnement hostile avait bien entendu sa part de responsabilité. Mais des voyageurs, des habitants, comme les personnes qui peuplent le petit bourg de Jerricho, elles avaient toutes autant de raison que les raiders de basculer dans les excès. Pourtant, elles ne le faisaient pas, preuve que l’humanité n’avait pas totalement laissée place à la déchéance, et que l’environnement, aussi difficile soit-il, n’était pas la cause de tous les maux et n’excusait en rien le comportement infâme de ces groupes.

« J’ose espérer que si j’avais eu la malchance de naître dehors, je n’aurai pas été bien différente de ce que je suis maintenant. Ca n’excuse pas tout de vivre dans les terres dévastées. » Et le pire dans l’histoire, c’était que la Confrérie, quand elle y trouvait son compte, traitait avec les raiders ou les légionnaires, pour acquérir diverses technologies. C’était répugnant de mon point de vue. Je savais néanmoins que toutes technologies sont bonnes à prendre. Mais est-ce que la fin justifie les moyens ? Je n’en étais pas sure. Bien entendu, je n’introduisais pas cela dans le débat qui animait notre petite tablée. « Quant aux légionnaires, ils ont des coutumes bizarres. Peut être que ça changera avec le temps. » Je ne comprenais pas non plus qu’on puisse traiter les femmes ainsi. Enfin, si je comprenais l’idée qu’il y avait derrière, le raisonnement. Mais pas la morale de tout cela. Et pourquoi diantre ces femmes ne se soulevaient-elles pas pour revendiquer leurs droits ?! J’eus été dans ce cas que j’aurai tout fait pour me libérer. A quoi bon vivre en étant esclave d’autrui. Plutôt mourir libre que vivre prisonnière. Mais je supposais que toutes les femmes n’avaient pas ce courage là, et que les légionnaires devaient tout faire pour casser toutes rebellions dans l’œuf. Le tout saupoudré d’un conditionnement mental, et elles étaient perdues à jamais.

En tout cas j’étais soulagée d’apprendre qu’Alice avait conscience de faire trop confiance à tout le monde. Au moins n’était-elle pas complètement niaise. Elle me complimenta ensuite sur mon ouverture d’esprit. Je souriais avant de lâcher avec humour : « Alors c’est bon, j’ai passé l’examen haut la main ? » N’empêche qu’elle avait raison, on ne pouvait pas se méfier de tout le monde tout le temps. C’était épuisant nerveusement, de quoi devenir barge. Alors oui, la meilleure façon de savoir si on pouvait avoir confiance ou pas, c’était bien quand les balles fusaient, ou pas.

« En tout cas les amis, ça m’a bien fait plaisir aussi de discuter avec vous. Il me tarde de partir en mission ensemble. Je vais malheureusement devoir vous laisser, sinon je risque de me faire houspiller à l’infirmerie pour mon absentéisme prolongé. »

Je me levais en poussant doucement ma chaise pour ne pas faire trop de bruit. Je n’aimais pas ça, faire racler les pieds de ma chaise. Je la repoussais ensuite pour coller le dossier contre la table, afin qu’elle soit bien rangée. « Je vous dis à bientôt... pour l’examen médical. » Nouveau sourire à l’attention de mes deux interlocuteurs, avec une légère inclinaison de ma tête envers Heath histoire de bien lui faire comprendre que je voulais le voir. J’avais hâte de rencontrer les autres membres également, mais à chaque jour suffit sa peine, comme disait l’autre.