2256 : Premiers pas, premières peurs.

- On a un système d'équations tel que 32x + 12y = 26 et 15x - 4y = 3. Quelle est la solution ?

Alya, la tête appuyée sur sa main gauche, gribouilla à la va vite sur sa feuille le système d'équations, puis réalisa les calculs de tête en quelques minutes. Son regard se perdit sur l'horloge. En parlant de minutes, cet exercice serait probablement le dernier. Tant mieux. Les mathématiques, ça lui donnait vite mal au crâne. Même si elle se débrouillait mieux que la plupart des enfants de son âge. Enfin, que ceux qui l'avaient précédé. Ceux qui avaient son âge à l'heure actuelle dans le Bunker de Maxson se comptaient sur les doigts d'une main. Ne prenant pas la peine de détacher son visage de sa paume pour articuler -de toute manière, le Scribe Gabriel savait déjà ce qu'elle pensait de cette farandole de chiffres et d'opérations-, elle envoya de but en blanc :

- x = 35/77, y = 441/462.

Ce fut au tour de son professeur de se tourner vers l'horloge avant de pousser un court soupir. Il savait qu'elle avait eu un raisonnement correct, et le résultat correspondait à la solution. Il ne prit pas la peine d'insister donc et intima à la petite de sortir d'un geste de la main. Enfin ! pensa-t-elle, satisfaite, son regard reprenant cet éclat si caractéristique des Brixley. Sa mère, l'Aînée, était partie en mission pour quelques jours. Autant dire qu'elle était à présent libre comme l'air. Laissant ses affaires sur place -personne n'irait lui voler de toute manière-, elle gambada vers la sortie et emprunta le dédale de couloirs qu'elle connaissait comme sa poche pour rejoindre Lancelot. Lancelot, le petit adopté au passé mystérieux. Lancelot, qu'elle avait toujours connu. Lancelot, qui était toujours là, quand elle pleurait, quand elle riait. Son Lancelot.

Elle se dirigea donc vers le niveau 2, pour croiser le garçon dans les escaliers, l'attendant, les bras croisés, un sourire gêné aux lèvres. Il était plus vieux qu'elle de cinq ans, mais ce n'était pas vraiment handicapant pour elle. Alya mûrissait à une vitesse phénoménale, si bel et bien que son physique et son mental étaient complètement décalés. Derrière ces prunelles enfantines, ce visage rond de bambin, se cachait déjà une adolescente avide de vie. Une adolescente qui était capable de se calmer. Après tout, elle devait succéder à sa mère. C'était la moindre des choses qu'elle pouvait faire, dans ce cas, ne pas être une tête brûlée en tout temps, non ? Mais en cet instant, alors que l'Aînée était loin d'elle, elle se sentait pousser des ailes. Elle avait envie de sortir. Et elle connaissait un conduit d'aération inutilisé aujourd'hui qui permettait de rendre ce désir réel. Elle attrapa la main de Lancelot, le tirant de toutes ses forces.

- Alleeeeeeeez, vieeeeeeeeeens !

Nul besoin de le saluer : elle l'avait déjà croisé plus tôt dans la journée, et lui avait exposé son plan. Elle avait même réussi à subtiliser un N99 10mm avec un chargeur complet dans l'armurerie, profitant de l'inattention du garde qui s'occupait du magasin. Mais il fallait être honnête : le garçon n'était pas chaud pour se risquer à l'extérieur seul avec la fille Brixley. Si quoique ce soit arrivait, que pourrait-il faire ? Il n'était pas spécialement peureux -on pouvait même dire qu'il était très courageux et d'un sang-froid étonnant pour quelqu'un de son âge-, mais les faits étaient là : ce que voulait faire Alya était effroyablement dangereux. Et prendre des risques, juste pour le plaisir de l'adrénaline, il savait que c'était débile. Purement. Et simplement. Mais comment pouvait-il refuser quoique ce soit à l'Aînée, la fille qui venait à peine de naitre quand il était arrivé dans le Bunker de Maxson et qui l'avait adopté dès ses premiers mois ? Non, son rôle était de la protéger. L'Aînée Andrea Brixley avait été claire là-dessus. Lui mettant une pression énorme au passage.

Alya parvint finalement à le faire se lever, puis il la suivit docilement. Elle était fière, et un sourire naquit au coin de ses lèvres. Un sourire satisfait. Victorieux. Ils se dirigèrent donc vers un couloir peu fréquenté du niveau 2 et enlevèrent la plaque qui permettait d'accéder aux conduits d'aération à l'aide d'un tournevis que Lancelot avait emprunté. La petite demoiselle, d'une gestuelle impérieuse, se faufila dans le conduit étroit, prenant les devants. Comme toujours lorsqu'ils allaient faire une bêtise. Péniblement, elle avança dans l'espace à la place limitée, pas claustrophobe pour un sou, habituée aux espaces fermés. Elle n'était jamais sortie seule -ou, du moins, sans adultes- et cette perspective faisait bouillir son sang. Au bout de longues minutes à se trainer, ils arrivèrent devant la grille, qu'elle parvint à ouvrir en se tortillant pour réussir à la pousser. Elle lança un "C'est parti !" retentissant à son ami de toujours, puis se laissa glisser sur la paroi rocheuse pour atteindre l'extérieur. Les Plaines Dévastées s'offraient à elle ! Après avoir descendu quelques mètres en glissade, se barbouillant de poussière au passage, elle se remit sur ses pattes, époussetant ses vêtements. Puis elle entendit un bruit bizarre.

Un vrombissement. Elle releva la tête et écarquilla les yeux. Quelques mètres plus loin, la fixant intensément -enfin, intensément, autant qu'un Arthropode le peut-, une Guêpe Géante agitait ses ailes pour rester en vol stationnaire, le dard bien en avant. Le souffle coupé, Alya porta aussitôt sa main à la ceinture de son pantalon... Pour constater que son arme de poing manquait à l'appel. Elle baissa les yeux, pensant qu'elle avait touché au mauvais endroit. Mais non. Son N99 10mm, si subtilement volé, avait bel et bien disparu. Elle était sans défense face à l'une des créatures les plus dangereuses des Terres Dévastées.

- Je vais... Je vais... balbutia-t-elle, ses yeux s'emplissant de larmes.

La Guêpe bougea, se décalant de quelques mètres sur sa droite à une vitesse foudroyante. La Brixley se baissa en poussant un cri suraigu, se tenant la tête entre les mains dans une vaine tentative de se protéger d'un assaut imminent. Assaut qui ne vint pas. Elle leva les yeux, observant l'Arthropode qui lui rendait toujours son regard. Lentement, elle attrapa un caillou assez lourd entre ses doigts et patienta. La bête bougea de nouveau, mais pas vers la jeune fille, qui lança son projectile tout de même, par pur réflexe. Le morceau de roc percuta l'abdomen de la créature, lui arrachant un sifflement strident. Le vrombissement s'intensifia, et son dard se fit plus haut. Elle allait charger. Alya la regardait, les yeux exorbités, ne savant comment réagir. Est-ce que c'était sa faute ? Est-ce que cette horreur n'avait pas eu l'intention de l'attaquer à la base, et c'était la petite qui venait de la provoquer ? Est-ce qu'elle allait mourir à cause d'elle-même ? A cause de la méfiance qu'on lui inculquait depuis toujours devant la moindre chose provenant de l'extérieur ?

La Guêpe chargea à une vitesse faramineuse. La Brixley prit une longue inspiration, pensant sincèrement que c'était la dernière. Puis il y eut un bruit sec et l'amas de chair qu'était la bestiole s'effondra à côté d'elle, son dard frôlant sa peau livide de peur.

- ALYAAAA !

Quelqu'un arriva à côté d'elle en haletant et l'attrapa par les épaules, la tirant loin de la chose. Chose dont l'abdomen explosa après un second claquement. La petite fille cligna des yeux rapidement, sentant l'odeur de la poudre juste sous son nez. Un sifflement lui déchirait le tympan droit, et un canon fumant se trouvait à côté de sa pommette. Puis l'odeur rassurante de Lancelot lui parvint aux narines. Elle réfugia son visage dans son torse, sanglotant.

- J'ai peur... couina-t-elle d'une voix tremblante.

Une main douce trifouilla ses cheveux courts et blonds. Le coeur de Lancelot battait la chamade. Lui aussi avait eu peur. Probablement autant qu'elle. Mais c'était fini à présent.

- Rentrons, se contenta-t-il de dire.

Est-il utile de préciser que l'Aînée Andrea Brixley eut vent d'un passage par le système d'aération à peine rentrée, le lendemain, et que sa fille lui avoua tout, sans impliquer Lancelot, et qu'elle prit un savon mémorable ?

2263 : Steelpunch.

Dog City était vraiment un sale endroit. Riche en technologies, certes. Mais dévasté. Les buildings encore debout étaient comme le squelette d'une bête immonde, terrifiante, qui se serait décharnée au fil des années, mais qui laisserait une ultime empreinte à tout jamais. Et comme des résidus nocifs qui auraient vécus dans cette gigantesque créature, des chiens errants et dangereux, des raiders fous et barbares, même des mutants affreux et informes résidaient en ces lieux. Prenant au piège celui qui relâchait sa vigilance un instant. Epaulée par toute une escouade de Frères et Soeurs, le Chevalier Alya Brixley ne s'inquiétait pas outre mesure. Elle n'en était pas à son premier rodéo, et elle avait une confiance aveugle en tous ses compagnons. Bien qu'elle eut préférée compter Lancelot parmi eux. Le jeune homme, qui avait à présent dix-huit ans, avait été dépêché plus au Sud pour une mission dont elle ne savait rien. Ce qui aurait pu l'inquiéter, si elle ne savait pas qu'il était un Chevalier hors-pair. Bien qu'elle arrivait tranquillement à son niveau, son talent et ses longues heures de travail se révélant payantes.

En formation serrée, chacun surveillant attentivement un angle pour qu'un ennemi ne parvienne à les prendre en filature ou par surprise, le groupe progressait dans les rues encombrées de débris de ce qui était Denver. Le Chevalier Gregory leva son poing fermé, demandant l'arrêt du groupe et signalant un danger imminent. Tout ceux qui le pouvaient jetèrent un coup d'oeil dans la direction qu'il observait. Un Griffemort les regardait, humant l'air. L'ouïe de ces créatures était excellente, et leur corps carapacé empêchait de les tuer d'une seule balle d'une arme silencieuse. De plus, ils se déplaçaient généralement en meutes. Ce qui signifiait que ses congénères ne devaient pas être loin. Les membres de la Confrérie de l'Acier se préparent à l'assaut, ôtant les crans de sûreté de certaines armes. Alya sentit son sang commencer à chauffer. Il était rare qu'une fille ait le grade de Chevalier aussi tôt dans la CdA. Elle devait se révéler à la hauteur... Non. Elle devait dépasser sa mère. Faire en sorte qu'elle ne soit plus "la fille de l'Aînée Brixley", mais "le Chevalier Brixley". Epaule contre épaule, armure contre armure, ils patientèrent. L'autre Griffemort n'avait toujours pas bouger, mais son attitude indiquait clairement qu'il les avait repérés. Le Chevalier Gregory visa la bête avec son Weatherby Mark V Safari et vida son chargeur. La créature s'effondra dans une giclée de sang, tandis qu'une dizaine d'autres surgirent de derrière des décombres, de bâtiments, encerclant les Frères et Soeurs. Ils étaient organisés, les bougres !

Alya leva son fusil d'assaut R91 et tira une bonne rafale vers le Griffemort qui approchait. Celui-ci évita la plupart des impacts malgré la précision du tir de la jeune fille, les autres lui causant des éraflures plutôt qu'autre chose. Elle sentit venir le coup puissant des griffes, mais ne pouvant briser la formation sans occasionner des pertes parmi ses compagnons, elle interrompit l'action à l'aide son arme à feu. Le fusil d'assaut vola de ses mains en pièces détachées, dans lesquelles coururent des fourmis dues aux chocs, malgré la capacité de son armure à encaisser l'énergie. Serrant les mâchoires, elle fit voler son poing dans le visage de la bête, dont le coup ne fut rendu que plus puissant par le poing assisté intégré à l'armure. Le Griffemort vacilla sur ses appuis. Malgré l'engourdissement de ses bras, elle en profita pour saisir son arme de poing, le fameux N99 10mm qu'elle n'avait pas pu utiliser le jour où elle avait fait sa première sortie en douce, et explosa la boite crânienne de la bête à l'aide de trois balles bien placées. Les mains toujours tremblantes, elle appuya ses coéquipiers en difficulté dans une bataille acharnée où trois Chevaliers périrent. A la fin de cette dernière, ils s'accordèrent une pause, réalisant une minute de silence pour les défunts. Alya avait récolté une sale blessure au niveau de l'abdomen, pas très profonde grâce à son armure, mais longue de quelques centimètres. Le Chevalier Gregory l'examina du mieux qu'il pouvait et plaça un bandage dessus au travers du trou qui avait été formé.

- J'ai rêvé, ou t'as sonné un Griffemort avec un coup de poing ?

Alya sursauta, surprise qu'il ait eu le temps d'apercevoir ce détail durant l'intensité de la bataille. Et surtout, qu'il déballe ça maintenant.

- C'est possible. Je n'aime pas qu'on tente de m'embrasser au premier rendez-vous.

La remarque fit rire le Chevalier qui soignait l'adolescente.

- Je crois qu'on t'a trouvé ton surnom.

- Ah oui ?

- Steelpunch. A moins que tu ne préfères Lady Griffemort, plaisanta-t-il.

- C'est nul ! s'indigna-t-elle.

- Qui a dit que je faisais dans l'originalité, ou dans le classe ?

- Ca sera Steelpunch alors... soupira-t-elle. Son regard se perdit se perdit sur les cadavres de ses Frères tombés. Comment tu fais pour garder le sourire en les voyant ?

- Ce ne sont pas les premiers à tomber, et ce ne seront pas les derniers. Une telle bande de Griffemorts devait contrôler un territoire énorme, et tuer un nombre bien trop élevé de civils. Il est étonnant qu'on n'en ait pas entendu parler auparavant. Il marqua une pause, sa voix diffusée par son casque étant devenue beaucoup plus monotone, beaucoup plus sérieuse. Leur sacrifice est héroïque. Ils sont tombés, mais leur mort permettra à bien d'autres de respirer. N'oublie pas qu'un mort peut faire vivre des dizaines, si ce n'est des centaines de personnes.

Elle hocha la tête doucement, comprenant, malgré la mélancolie masquée par son armure assistée et son casque.

2270 : Lancelot.

Il était quatre heures trente-deux. Les secondes semblaient prendre un malin plaisir à s'éterniser alors qu'Alya faisait les cent pas à l'entrée du Bunker de Maxson. Elle avait congédié tous les soldats en faction en déclarant qu'elle prenait leur tour de garde. Et ils savaient que contredire un ordre du Paladin Brixley était franchement risqué. Autant à l'avenir, car elle pouvait leur pourrir la vie, que dans l'immédiat, car elle pouvait leur botter le derrière sans se forcer malgré sa carrure et le fait qu'elle soit une femme. Probablement l'un de ses meilleurs atouts. Tous ses adversaires venaient à la sous-estimer. Ce qui était toujours une grave erreur. Les Brixley savaient défendre leur peau mieux que certaines mâles testostéronés. Et puis, les Chevaliers n'allaient pas se plaindre d'avoir une nuit de sommeil gratuite, non ? Elle observa le lointain. Rien. Pas de signal lumineux sur la plaine désertique. Son regard se braqua sur la radio. Rien non plus. Juste de la friture. Elle prit une longue inspiration en fermant les yeux, tentant de se calmer, puis s'affala sur un tabouret, passant ses mains sur son visage fatigué, les laissant progresser jusqu'à ses cheveux.

Ils avaient poussé ces derniers mois. Elle s'étonnait elle-même de s'être laissée aller de la sorte, mais elle devait l'avouer : elle trouvait ça plutôt... Joli. Quelle blague ! Depuis quand elle s'intéressait à ça ? L'inflexible Alya Brixley qui prenait soin de son physique et qui se donnait un côté féminin. La pensée lui arracha un rire jaune, puis l'agacement, l'impatience, l'inquiétude revinrent prendre le dessus. Quatre heures trente-quatre. Et s'il ne revenait jamais ? Et s'il était tombé ? Et si ce n'était pas juste sa radio qui était en panne, mais lui qui était parti à tout jamais ? A cette pensée, elle sentit son coeur faire un faux bond. Non, ce n'était pas possible. Pas lui. Il était plus increvable qu'un Super-Mutant. Non, il ne pouvait pas mourir. Pas contre de simples raiders. C'était une idée saugrenue, ridicule, abracadabrantesque. Et pourtant...
Et si c'était vrai ?

- PUTAIN ! jura-t-elle de manière sonore en envoyant voler un tabouret qui s'était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment.

Elle devait se reprendre. Garder son sang-froid. Même s'il n'y avait personne alentours, elle devait rester calme. Ne pas se lâcher. Lancelot allait arriver. C'était sûr. Elle avait trop de choses à lui dire pour qu'il ait simplement disparu. Il ne pouvait pas... Il n'avait pas le droit ! Depuis quelques mois, ils étaient tous les deux en froid. La jeune femme avait fait preuve d'une possessivité hors du commun, d'une inquiétude qui paraissait ridicule aux yeux du Chevalier. Elle-même ne savait comment réagir face à ces sautes de comportement. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle ne ressentait cela pour personne d'autre, pas même sa mère. Certes, elle était toujours inquiète de les voir partir en mission, mais elle se raisonnait toujours. Mais Lancelot... Avec lui, c'était différent. Quand il sortait du Bunker sans elle, c'était comme si on lui arrachait une partie de son âme sans lui assurer qu'on allait lui rendre. Elle en avait parlé l'Aînée, espérant récolter un conseil plein de sagesse. Quand elle l'avait entendu, celle-ci s'était contentée de rire, préconisant de simplement discuter avec Lancelot. Mais il était déjà parti à ce moment-là. Et évidemment, son contact radio avait été coupé au moment où des raiders lui tombaient dessus. Impossible de savoir ce qui lui était arrivé. Mais elle refusait obstinément de croire au malheur.

- Lancelot, je t'en supplie... implora-t-elle à une entité invisible.

Oh que non, elle ne croyait pas en Dieu -ou en des Dieux, selon la version-, ni même aux esprits ou à quoique ce soit dans ce genre. Malgré la déchéance de l'humanité, son esprit savant se refusait à tomber dans de tels illogismes rassurants. Mais elle se sentait au bord du gouffre. Pourquoi n'arrivait-il pas ? Pourquoi mettait-il autant de temps à revenir ? Pourquoi était-il parti dans cette foutue partie de la région ?

Et comme une réponse à toutes ces questions, une lumière clignota dans la nuit. Selon un code précis, qu'Alya lui avait envoyé par radio après son silence -après tout, c'était peut-être juste son micro qui avait lâché-. Son coeur battit plus vite dans sa poitrine et elle se leva de son siège, les yeux s'écarquillant un peu plus alors que le code se répétait à quatre reprises.

- Bordel...

Il...

- De..

Etait...

- Vivant !

Merde !

Les minutes s'écoulèrent plus sereinement, et finalement, quand il arriva à l'entrée du Bunker, il fut surpris de constater qu'il n'y avait qu'Alya pour monter la garde. Elle l'observa intensément, ayant du mal à croire qu'il était en vie. Il ôta son casque, un sourire amical, bien que tendu sur le visage. Derrière lui, le reste de l'escouade arrivait.

- Oh. Salut, Alya. Désolé d'avoir mis autant de temps à arriver, le Cheva...

- Tais-toi, grogna-t-elle, la tête basse, ses pensées s'entrechoquant violemment entre elles.

- Pa... Pardon ?

- J'ai dit : ferme-la.

- Tu te sens...

Elle interrompit son interrogation en s'approchant de lui calmement, le visage toujours tourné le sol, avant de le relever pour s'emparer de ses lèvres. Sur ses joues, des larmes coulaient. Des larmes de bonheur. Et ce baiser -le premier de sa vie- était d'une intensité toute particulière. Presque vital pour elle. Le Paladin se résigna à détacher son visage de celui du jeune homme, les yeux encore brillants.

- T'es vraiment qu'un sombre idiot, Lancelot.

Elle eut un petit rire tout en essuyant ses larmes, un sourire heureux impossible à retenir. Elle comprenait à présent pourquoi sa mère, l'Aînée, avait ri quand elle lui en avait parlé.

2277 : Les Etats Restaurés des Grandes Plaines.

Un soleil harassant tapait en ce jour. Pas un nuage à l'horizon, rien que les rayons ardents de l'astre solaire. Alya se sentait chanceuse de ne pas être coincée dans une plaine à sillonner les étendues désertiques de ce qui avait été le Colorado. Se taper les nuages de poussière par cette chaleur, c'était un truc à rendre irritable. Pour ne pas dire fou. Et cette journée s'annonçait fructueuse. Un pas supplémentaire vers le rétablissement de l'humanité, vers sa grandeur passée. Du moins, elle l'espérait. Un nouveau groupe venait de s'installer dans Dog City -ce qui était une prouesse assez remarquable pour retenir l'attention de la Confrérie de l'Acier- et ces nouveaux colons semblaient avoir des objectifs communs avec ceux des Frères et Soeurs. Autant dire qu'une alliance avec eux pouvait être plus que bénéfique.

Le Colonel Justin Sullivan. C'était lui, l'officier commandant l'avant-poste. Il avait déjà travaillé avec la mère d'Alya, décédée quelques semaines auparavant, faisant hériter son titre par la même occasion à sa fille. De ce qu'elle en avait compris, c'était un homme dur, mais juste. Du genre à vous mettre son pied au cul pour vous faire bouger s'il vous attrape en train de vous tourner les pouces, tout en prenant garde à ne pas vous mettre en danger s'il est possible de faire autrement. Un militaire dans l'âme, en bref. L'Aînée Brixley pensait réellement que quelque chose de bon pouvait ressortir de cette rencontre. Du simple pacte de non-agression à une véritable alliance, tout était bon à prendre dans les Terres Dévastées. De plus, Sullivan connaissait déjà la CdA. Il savait quels étaient leurs objectifs, et il savait qu'une véritable alliance serait plus que bénéfique à l'ERGP.

C'est donc confiante, et avec une escorte réduite de deux Paladins, qu'elle s'arrêta devant l'avant-poste des colons, attendant l'autorisation de pénétrer les lieux. Le Scribe Supérieur avait insisté pour venir avec eux. Alya n'aurait pas craché sur sa présence, mais il était hors de question qu'autant de membres éminents de la Confrérie de l'Acier se déplacent ensemble. En cas d'attaque, s'ils venaient à mourir, le foutoir qui aurait régné dans le Bunker de Maxson aurait pu considérablement affaiblir la CdA et tuer le Chapitre du Midwest. C'est pour cette raison qu'elle était partie seule, avec une escorte réduite, rencontrer le Colonel. Il connaissait sa mère, une femme de valeurs, ce qui pouvait favoriser le contact. Et, entre soldats, le courant passe beaucoup mieux. C'était un fait. On lui héla qu'elle pouvait passer l'entrée, la tirant de ses pensées du même coup. Elle s'exécuta, les deux Paladins sur ses talons. Derrière les lourdes portes en fer qui s'ouvraient se trouvait Sullivan, les mains dans le dos, droit comme un i, sûr de lui. Un véritable chef implacable. Ce qui arracha un sourire à la jeune femme malgré elle, heureusement dissimulé par son casque. Ce type lui plaisait. L'autorité qui émanait de lui était véritablement attractive. Elle s'arrêta devant lui, ôtant ce casque, remettant ses cheveux en place d'un mouvement agile de la tête.

- Colonel Justin Sullivan, je suppose ? Aînée Alya Brixley. Enchantée de faire enfin votre connaissance, lança-t-elle avec un petit sourire en coin, prenant la parole en première pour bien indiquer à son interlocuteur que, certes, elle était chez lui, mais que ce n'était pas pour autant qu'elle se laisserait écraser.

Elle lui tendit la main. L'homme à la cinquantaine grisonnante la jaugea du regard. Un regard dur, typique d'un militaire endurci par des années de bataille et d'horreurs. Puis il saisit sa main, son expression se faisant moins sévère -sans pour autant devenir douce-.

- Brixley... Je vois. Il saisit fermement sa main. Steelpunch... C'est vrai que vous avez sonné un Griffemort à mains nues étant gamine ?

Un simulacre de sourire se forma sous sa barbe entretenue. Alya haussa un sourcil, sincèrement surprise. C'était bien la première fois qu'on l'accueillait en lui rappelant cette anecdote. Elle avait plus le droit à "La fille de l'Aînée Andrea Brixley" en général. Elle commençait à cerner le personnage. Et elle devait avouer que sa première impression se confirmait. Elle l'aimait déjà bien. Elle haussa les épaules -chose assez impressionnante visuellement quand on porte une armure de plusieurs kilos-.

- On exagère toujours les faits d'armes des leaders, vous devez le savoir.

Il hocha imperceptiblement la tête, puis invita d'un geste du bras les membres de la Confrérie à le suivre.

- Nous devons parler, je crois.

2279 : Jericho.

On aurait pu croire que Jericho était un village chanceux. Que le sort l'épargnait de toutes sortes d'horreurs. Comment pouvait-il tenir ainsi, sans commettre des actes horribles ? Il n'avait pas les portes blindées d'un abri, ou les technologies avancées de la Confrérie, ou encore la rigueur de l'ERGP après tout ! Alors comment, par tous les diables, cette bourgade survivait-elle aux Terres Dévastées et aux horreurs les parcourant ?
Alya devait l'avouer : elle s'était elle-même posée la question. Et elle avait eu la réponse en voyant leur leader. Natalia Green. Une femme, comme elle. Une dirigeante. Avec un caractère de chien, soit dit en passant, et un certain franc-parler. Mais tout ça n'était qu'une apparence. Comme une bête qui protège ses petits, Natalia grognait, mordait les étrangers. Mais tout ça pour le bien de ses enfants. Il suffisait de la voir avec les personnes résidant à Jericho. Particulièrement les enfants. L'Aînée l'avait observer de loin, discrètement, pour que Green ne s'en rende pas compte. Certes, proposer son aide aux plus démunis était le credo de la Confrérie. Mais si les démunis en venaient à retourner leurs armes contre eux...

Elle devait ôter ce doute de son esprit. Ce n'était pas elle qui avait mené les négociations, mais le Scribe Senior Sophie Dunton. Malgré un rapport complet, lui apprenant que le maire de Jericho avait accepté la proposition d'installation d'éléments défensifs à sa ville, contrairement au Superviseur de l'abri 32, la Soeur d'Alya avait décrit un comportement assez rude chez Natalia Green. Ce qui lui avait mis la puce à l'oreille. Elle était alors partie seule vers la bourgade, laissant des instructions à Lancelot si jamais quoique ce soit venait à lui arriver. La CdA et Jericho avaient beau avoir conclu une alliance, elle était encore fragile, pas consolidée le moins du monde par le temps. Et si les habitants voyaient arriver une escouade entière de Chevaliers dans leur ville, il était probable qu'ils deviennent suspicieux, et que tous ces efforts aient été déployés en vain. Et puis, c'était une décision de l'Aînée, prise sur une simple intuition. Elle n'avait pas le droit de mettre toute la Confrérie en danger juste pour ça. Natalia tourna à l'angle d'une rue, échappant au champ de vision de l'Aînée. Cette dernière fit de même quelques dizaines de secondes plus tard, et se retrouva nez à nez avec la Green, installée sur une caisse. Une arme de poing posée entre ses cuisses. Elle la saisit au moment où elle la vit, la braquant sur la Brixley. Celle-ci leva les mains en signe d'apaisement.

- Wowowo... Tout doux.

- T'es qui, étrangère ? Je ne t'ai jamais vu dans le coin, et je n'apprécie pas spécialement qu'on me reluque à longueur de journée.

Alya poussa un soupir, en levant les yeux au ciel. Cette situation était inévitable, visiblement.

- J'ai jamais été douée pour la filature. Je suis l'Aînée Alya Brixley, de la CdA.

Natalia haussa un sourcil, pas convaincue le moins du monde.

- Tu as rencontré le Scribe Senior Sophie Dunton, et tu as conclu une alliance avec la Confrérie de l'Acier, il y a de cela six jours. La première livraison de matériel à visée défensive arrivera d'ici deux jours. En échange, les habitants de Jericho doivent donner des technologies aux Scribes de l'Ordre du Bouclier pour leurs études. J'ai faux ?

Personne d'autre ne pouvait savoir tout cela, en-dehors de certains habitants de Jericho et des membres de la CdA. Et Green le savait. Elle baissa son canon, sans relâcher son emprise sur son arme. Toujours méfiante. Alya cessa de lever les mains, regrettant ne pas être sortie avec son armure, au final.

- Qu'est-ce que tu fais ici, étrangère ? Tu ne pouvais pas arriver en même temps que tes compatriotes ?

Ce n'était pas le moment de raconter des conneries, visiblement. La Brixley posa ses mains sur ses hanches, rendant son regard à Natalia, un mince sourire aux lèvres.

- On m'a dit que le maire de Jericho était une tempête en puissance, qui ferait fuir la Légion elle-même. Je viens le constater par moi-même.

La Green la jaugea, semblant se détendre un peu.

- L'Aînée, hein ?

- C'est ça.

- Et où est ton armure ?

- Bien au chaud, chez moi.

- Vous savez sortir sans vos morceaux de ferraille ?

- Faut croire qu'on ne nous les a pas greffés.

Elle parvint enfin à arracher un sourire au maire de Jericho.

- Demi-tour. On va avoir une longue discussion dans mon bureau.

Alya acquiesça, se retournant sans marquer une hésitation pour bien faire comprendre à Natalia qu'elle ne craignait rien. Et que, donc, elle était bien l'Aînée. Qui d'autre aurait pu avoir une telle assurance ?

2280 : L'Aînée Brixley.

Le Chapitre du Midwest était devenu un élément à prendre en compte quand on débarquait dans le Colorado. Au fil des années, il s'était imposé comme une puissance sur laquelle on pouvait compter, ou, au contraire, dont il fallait se méfier. Sous l'Aînée Andrea Brixley, la Confrérie de l'Acier s'était battue, avait acquis des technologies, mais au final, elle était restée assez marginale. Sans réduire l'impact de sa gérance, on ne retenait de son ère que des batailles. Toujours plus de batailles. Et encore plus de batailles. Depuis qu'Alya Brixley, sa fille, était arrivée, des alliances se formaient. Une certaine ouverture d’esprit commençait à naitre au sein du Chapitre, ce qui n'était pas forcément le cas des autres branches de la CdA. Les habitants de Jericho pouvaient compter sur le soutien des Frères et Soeurs, et l'ERGP était appuyée par les Chevaliers et les Paladins lors de leurs coups d'éclat. La Légion et les Raiders n'avaient qu'à se tenir sur leurs gardes. Quand aux mutants de Boulder... Ils avaient agressé Lancelot et tous les membres de la CdA ayant eu le malheur de se promener sur leur territoire, très marqués par la chasse qu'on leur avait donné en les confondant avec les Goules sauvages, mais aussi à cause de leur aspect répugnant. Sans parler du souvenir douloureux des Super-Mutants au service du Maitre. Si bel et bien qu'une méfiance naturelle s'était développée face aux mutants. Méfiance que voulait briser Alya, raison pour laquelle elle laissait la porte ouverte aux Goules qui voulaient se joindre aux Frères et Soeurs. Même si aucun n'avait osé franchir le pas, jusqu'à présent. Ce qu'elle comprenait tout à fait.

Se laissant aller dans son siège, elle poussa un soupir las, frottant des yeux fatigués de ses paumes de main, avant d'observer de loin les cartes, les rapports et les différents papiers étalés sur son bureau. Ca faisait... Quoi, trente-deux heures qu'elle n'avait pas dormi ? Un coup d'oeil lui apprit qu'il fallait rajouter sept minutes à cette estimation. Lancelot ne serait pas de retour avant deux ou trois jours. Des fouilles dans Dog City, quelque chose comme ça. La routine. Bien que la routine se révélait incroyablement dangereuse dans ce vingt-troisième siècle. Elle était affreusement inquiète, comme toujours, mais la fatigue voilait ce sentiment. Au moins un point positif dans ce poison temporel. L'alliance avec Jericho apportait des fruits absolument délicieux, et l'Ordre du Bouclier pouvait se féliciter d'avoir conclu un marché aussi rentable. Par la même, ils pouvaient aussi mettre à l'épreuve des prototypes défensifs, inutilisables au Bunker de Maxson, car personne n'était assez fou pour se lancer dans une attaque contre cette installation. Contrairement à Jericho qui passait pour une ville aux défenses limitées. Ce qui était déjà faux avant l'intervention et l'installation de technologies de la part de la Confrérie, soit dit en passant.

Alya se leva et se servit un petit verre de scotch. De toute manière, il n'y avait personne pour voir qu'elle s'accordait ce petit moment de faiblesse. L'Aînée pouvait bien se lâcher, si personne ne la voyait, non ? Cette fonction était véritablement épuisante. Devoir paraitre parfaite à chaque instant, ne pas commettre une seule erreur... Même pour elle qui était naturellement douée en presque tout, c'était éreintant. Autant physiquement que mentalement. Elle avala une petite gorgée du liquide ambré, savourant la sensation de chaleur qui lui descendait dans la gorge. Avec une telle fatigue sur les épaules, il y avait fort à parier qu'elle allait vite être assommée par les effets de l'alcool. Son regard se perdit de nouveau sur les cartes, et plus précisément sur le centre de ce qui avait été Denver, là où était installé l'avant-poste de l'ERGP. Leurs soldats menaient une guerre sans merci aux Raiders, elle devait le reconnaitre. Depuis leur arrivée, le boulot de la Confrérie s'était allégé un peu. Bien que certaines bandes parvenaient à survivre en dépit de leurs efforts. Sans parler de la Légion qui terrorisait la région avec leurs manières barbares et leur esclavage. Réduisant les hommes à de simples outils pour des tâches ingrates. Quelle bande d'enfoirés...

Se laissant aller dans ses pensées, elle se rendit compte qu'elle venait déjà de finir son second verre. Les alentours commencèrent à tanguer. J'suis vraiment crevée... Elle s'assit sur son lit deux places et s'allongea sur la largeur, écartant les bras, observant le plafond gris parcouru d'ombres. La seule lumière de la pièce était une lampe sur le bureau. Qu'elle avait oublié d'éteindre. Elle se força à se relever -elle n'allait pas gaspiller de l'électricité, ça, non !-, coupa la lumière et s'affala de nouveau sur le matelas dans la même position. L'odeur de Lancelot flottait sur les draps. Une odeur rassurante. Chaleureuse. Sa main gauche attrapa un morceau de la couette, la serrant de toutes ses forces comme pour s'accrocher à la réalité. Il lui manquait. Elle aurait bien aimé se réfugier dans ses bras en cet instant, comme le jour de leur première sortie, bien des années auparavant, pour s'endormir tranquillement. Heureuse que quelqu'un veille sur elle. Oubliant cette réalité peuplée de créatures informes et d'êtres barbares. Oubliant cette réalité qui ne permettait pas le sentimentalisme, les rêveries.
Oubliant tout.

Elle sombra dans les bras de Morphée.