On n’attendait pas leur retour avant le lendemain matin. Œil-de-Faucon emportait le Grizzli avec lui ainsi que tous les bons chasseurs du campement. Lune Étoilée resterait pour prendre soin et surveiller le reste du groupe, des femmes, des adolescents, des enfants. La fille de Louve Tournoyante était encore dans la kiva, délirant depuis des heures. Personne ne s’inquiétait pour l’instant, cela ne faisait pas encore vingt-quatre heures que son initiation avait débuté et quelques femmes se relayaient pour la veiller en permanence. L’Aigle survola le groupe de raiders jusqu’à n’être plus qu’un point dans le ciel. Lune Étoilée regarda l’horizon, ne quittant pas du regard la carrure massive de son frère aîné jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse derrière les vagues translucides laissées par la chaleur torride. Les femmes étaient livrées à elles-mêmes jusqu’à l’aube.

Le soleil avait déjà dépassé son zénith quand ils arrivèrent. Les hommes portant la bannière de rouge et d’or. Lune Étoilée accouru lorsque Flèche d’Argent la héla, glissant le long de l’échelle menant à la réserve de céréales. Elle les senti, d’abord. La sueur des hommes, la puanteur de leurs chiens. Ils étaient venus pour soumettre des femmes et des enfants. Ils étaient venus armés et en nombre si grands qu’ils auraient pu détruire une forêt entière. Lune Étoilée retroussa ses lèvres sur ses dents. Elle n’avait jamais été battue d’avance, mais elle devait se l’admettre et essayer de limiter les dégâts : les Grizzlis allaient connaître à nouveau une perte sèche. Elle ordonna au femmes et aux adolescents les plus vieux de s’emparer de toutes les armes restantes, et, à défaut d’une arme, de se munir de bâtons. Ils allaient se battre contre un ennemi puissant. Tous les Grizzlis avaient entendu parler de la Légion, ces fanatiques assoiffés de sang et adorant un être qui les poussait à s’enchaîner eux-mêmes. Incohérent.

Lune Étoilée vint au monde l’année où Sallow devint Caesar et l’empereur de la Légion. Elle avait déjà un frère aîné, un frère donc, qui était plus vieux que la Légion. Sa mère était morte en lui donnant naissance. Son père, Lame Brûlante, était respecté des Grizzlis, mais beaucoup trop drogué pour y posséder un quelconque autre pouvoir. Les membres le respectaient surtout pour sa prise de conscience surnaturelle, après seulement trois heures de délire. Ce fut Œil-de-Faucon qui éduqua Lune Étoilée aux traditions et préceptes de leur mode de vie. Si bien que du maître on ne distingua presque plus l’élève : l’un comme l’autre étaient les parfaits exemples de ce qu’un Grizzli devait être. L’influence qu’avait acquis Œil-de-Faucon retomba également sur sa sœur, et ils ne firent plus qu’une seule et même personne aux yeux des autres membres du groupe. L’homme et la femme, l’aîné et la benjamine, la sagesse et l’imprudence, le tronc et l’eau.

« Prends soin de toi, frère. »
Elle n’avait plus que lui, et toute la tribu. Il n’avait plus qu’elle, et le reste de la tribu. Leur père disparu, il fallait qu’Œil-de-Faucon réussisse une initiation extraordinaire pour pouvoir un jour revendiquer la place du Chef. Lune Étoilée n’avait aucun doute sur le succès de son passage auprès du Grand Esprit, après tout, ceux-ci renvoyaient toujours Ceux-qui-le-méritaient. Et si Œil-de-Faucon ne méritait pas, aucun d’entre eux ne le mériterait jamais et les Grizzlis pouvaient aussi bien s’éteindre et ne plus jamais renaître. L’Oiseau de Feu allait vivre en son frère, Lune Étoilée en était persuadée. Il éloignerait les ennemis, aussi bien humain qu’animal. Si elle connaissait parfaitement les plantes et la potion du rituel sur le bout des doigts, c’était grâce à son frère. Non, elle n’avait pas peur.

Les Oiseaux de Malheur ! Ceux aux yeux rouges comme le sang, aux ailes jaunes comme du vieux papier, plus rapides que le vent ! Lune Étoilée était muette, protégée par les murs creusés dans la falaise, les murs les plus hauts, dans la Tour Supérieure. Elle se croyait à l’abri quand elle entendit un homme crier quelque chose, plus bas, et qu’une flèche transperça le fils de Marmotte Patiente en plein dans l’œil droit, manquant de peu la carapace d’une guêpe mutante. Elle retint un haut-le-cœur comme elle balançait le corps sans vie de l’enfant et regroupait les autres vers le fond, pour éviter un autre incident de ce genre. Lune Étoilée refusa d’avoir encore peur un jour, pensant que celle-ci tuerait à tous les coups un enfant innocent. Un enfant Grizzli. Son père mourut ce jour-là. Ce fut un terrible jour pour tous ; près de la moitié du campement périt et les Oiseaux de Malheur envahirent leur habitat pour presque un jour.

Elle aurait du se méfier du voyageur. Elle aurait du le tuer, lui planter un poignard empoisonné dans la poitrine et le laisser s’étouffer. Mais après l’attaque des Oiseaux de Malheur, Œil-de-Faucon était plus favorable à écouter les individus solitaires plutôt que de les piéger. On manquait cruellement de bras – sans oser l’avouer –, d’hommes forts. Elle aurait du se méfier du voyageur, à la figure bien trop commune. Il n’aurait jamais rouvert les yeux après son voyage près du Grand Esprit. Ce moins que rien. Il était désormais sur sa liste de personnes à éliminer de toute urgence, juste après son bourreau. Mais ne méritait-il pas la première place ? Sans lui, sans ses oreilles de renard, elle n’aurait sans doute jamais eu de bourreau. Elle voulait voir les corbeaux manger à l’intérieur de ses orbites. Elle aurait du se méfier du voyageur, cet être putride.

« Plume Luisante. »
La jeune fille aux cheveux noir comme un ciel sans étoile avait ouvert les yeux. La fille de Louve Tournoyante. Ses pupilles étaient dilatées et ses joues rougies par la fièvre. Hors de la kiva, les femmes étaient tuées sous les yeux de leurs enfants, les filles étaient tuées sous les yeux de leurs frères et ces derniers étaient enlevés. Louve Tournoyante tomba au sol, les boyaux hors de son enveloppe corporelle, les yeux ouverts. Tournés vers la kiva, où sa fille renaissait à l’instant même.
« Plume Luisante », répéta la jeune fille, se relevant avec difficulté sur son coude. Par l’arche de la kiva, elle découvrit le massacre.

Là-bas, la sœur du Chef Œil-de-Faucon, Lune Étoilée, était agenouillée face à un homme à l’armure luisante et au visage surmonté de plumes. Plume Luisante s’évanouit. Lune Étoilée, elle, priait encore le Grand Esprit de faire arriver son frère. Sans lui, elle n’était rien et elle avait peur que, sans elle, il ne soit plus rien. À cause de cette peur, un enfant se retrouva embroché au pieu d’une recrue. Et elle ajoutait deux personnes à sa liste de personnes à éliminer de toute urgence.