La caravane de Leopold était rentrée à Jericho 3 jours avant. J'avais profité de notre pause pour dormir, beaucoup, et essayer de me soigner. Pourtant je toussais toujours autant. Puisque j'étais tout de même beaucoup moins fatigué, je décidai d'aller faire un tour. Il faisait un temps très agréable, c'était l'après-midi. Je déambulais dans la petite ville et finit à un endroit que je ne connaissais que de nom. C'était un bar qui s'appelle le Thirsty Dog. Je n'avais jamais eu l'occasion d'y entrer. Alors pour essayer de changer un peu, je poussai doucement la porte.

Une fois à l'intérieur, je regrettai vite mon choix. Tout le monde s'était retourné en me voyant entré. Les quelques bonhommes qui étaient là avaient arrêté de parler. Pour quelqu'un qui avait horreur d'être au centre de l'attention, c'était vraiment le pied. Mais comme je n'allais pas repartir sans un mot, je me fis violence pour aller jusqu'au bar. C'était vraiment fou. Nous étions en 2280, dehors il y avait des goules et des mutants. Et tout le monde bloquait sur mes cheveux. On m'avait dit une fois de les couper, que les gens y feraient moins attention, mais je les aimais bien, moi ! J'entendis des bribes de blague douteuse sur ma personne mais n'y prêtai pas attention. Enfin, je fis semblant de ne pas avoir entendu quoi... Mon trajet vers le comptoir m'apparaissait plus long que de traverser les terres dévastées.

« Bienvenue au Thirsty Dog, qu'est ce que j'peux vous servir qui vous ferait plaisir ? »

J'essayai de sourire. Je n'avais absolument pas pensé à ce que je voulais boire. Si j'avais vraiment envie de boire quelque chose. D'ailleurs, le mec derrière le bar. Il avait l'air d'être le patron. J'étais persuadé de l'avoir déjà vu. Son allure, même sa voix, m'étaient familières. Enfin, elles secouaient quelque chose qui devait être parti en vacances loin dans ma tête.

« Euh... »

Et puis là, boum. Finalement, j'avais réussi à me rappeler. Et j'aurais bien aimé m'en aller. Cet homme, je l'avais vu alors que j'avais 12 ans. Cela faisait 20 ans mais c'était encore cuisant. Comme à mon habitude de l'époque, j'étais la grande distraction des autres enfants. Ce jour là, je m'étais battu (du moins j'avais essayé) avec deux d'entre eux. Bien sûr ils avaient fini par me jeter par terre et là, tous les autres s'étaient mis à tourner autour de moi. Ils criaient des insultes en crachant, parfois sur moi, parfois à côté. Et moi, j'avais attendu. J'étais presque résigné. De toute façon, ils finissaient toujours par se barrer. Ils n'auraient pas tourné autour de moi pendant 100 ans. Avant de filer, le dernier m'avait balancé un coup de pied qui avait réussi à me tirer les larmes. Parce que je ne pleurais pas avant. J'avais tant l'habitude que rien ne pouvait me faire pleurer à part la douleur physique. Je ne leur parlais plus. Je ne parlais plus à personne en fait. Comme ça, je n'avais pas besoin de leur répondre et ils se lassaient plus vite. Ça ne servait à rien d'essayer de leur parler. Enfin bref, cet homme là était trop vieux pour avoir été un des enfants. Non, lui c'était celui qui avait porté le coup final. L'apothéose. Il avait tendu sa main vers moi pour me relever. Comment j'aurais pu savoir, à 12 ans, que c'était un piège ? Alors j'ai essayé de l'attraper. Il l'avait enlevé avant même que j'aie le temps de voir son visage. Après, il m'avait fait un discours comme quoi j'allais me faire marcher sur les pieds toute ma vie si je n'apprenais pas vite à me défendre. Je lui aurais bien dit d'aller se faire voir. Que s'il voulait que je me défende, il n'avait qu'à m'apprendre. Que je n'avais pas choisi d'avoir des cheveux oranges et que je ne comprenais même pas pourquoi ça gênait tant que ça les autres. Mais quand j'avais levé la tête pour enfin me redresser, il y avait ce sourire narquois sur son visage. Il m'inspirait quelque chose entre la peur et le dégoût. Alors je n'avais rien dit. J'étais resté à moitié debout, planté devant lui sans rien dire. Dans la réalité, il était aussi planté devant moi, mais attendait que je lui commande quelque chose. Il fallait que j'arrête de trop penser.

« Un whisky. Avec du nuka, si vous en avez. »

L'homme avait déposé mon verre sur le bar. Je l'avais pris délicatement pour en boire une gorgée. Et l'autre avait eu l'air de se rappeler. J'avais reposé mon verre, comme si j'étais prêt à m'enfuir. Sans m'en rendre compte, j'avais posé mes mains sur mes cuisses et mes doigts s'y enfonçaient. Voilà qu'il se foutait ouvertement de ma gueule en me tapant dans le dos comme si on avait gardé les brahmines ensemble. Je m'écartai un peu de lui. Qu'il me touche comme ça me donnais envie de crier. Je l'aurais bien poussé en gueulant comme un fou. A la place, je le regardais sans rien faire. Le brun leva la tête et demanda à un autre s'il se rappelait de moi, de ce jour là. Réponse négative.

« Qu'est ce que t'es devenu ? Si t'es pas encore crevé c'est que t'es un gros dur maintenant non ? »

J'haussai un sourcil. Ce mec était complètement cinglé. Ou il en avait l'air. Ou alors il était simplement méchant. J'étais là pour me détendre un peu. J'étais fatigué et malade (et je ne me plains pas tout le temps, c'est faux). Me faire plonger dans mon passé de bouc émissaire en se marrant, ça n'allait pas m'aider. Je bus encore un peu. J'aurais bien voulu en parler, mais pas sur ce ton là. J'en aurais bien ri si les circonstances n'avaient pas été celles-là. En rire avec quelqu'un d'autre. Ou même avec lui, mais pas comme ça. Et puis, il fallait que je lui réponde... Que je m'y force, très exactement. Je soupirai.

« J'suis comptable. Dans une caravane. »

Je ne savais pas vraiment quoi dire à ce type. Il me regardait, accoudé à son bar, comme si j'allais lui écrire un roman. Je terminai mon verre sans un haut le cœur et le reposai sur le comptoir. Je le tendis à l'homme pour qu'il m'en resserve un. Avec un rictus qui se voulait être un sourire. J'aurais bien aimé ne pas être seul. Je pensai à Raven. Si elle avait été là, je n'aurais rien dit et elle aurait envoyé chier le patron en lui disant de nous foutre la paix. Ou j'aurais sûrement du faire comme si je ne le connaissais pas et qu'il se trompait de roux. Il aurait fallu que je sois un bon acteur je l'aurais regardé droit dans les yeux en lui disant "Désolé, je vois pas de quoi vous parlez". Mais dans cette vie là, j'avais failli m'étouffer. En m'imaginant être un autre homme, j'essayais de voir qui était l'homme assis en haut et qui aurait pu se rappeler du pire jour de ma vie. Oui bon, ma vie n'était pas si dramatique, mais quand on est enfant, on a l'impression que tout est dramatique. Et puis j'ai pas à me justifier. C'était horrible quand même. Instinctivement, je passai ma main dans mes cheveux. Je faisais ça souvent, comme si l'attention ne se portait pas assez dessus. Pour une fois, ils n'étaient pas trop emmêlés. Le vieux avait quand même réussi à piquer ma curiosité.

« Qui c'est, Aiden ? Pourquoi il se souviendrait ? »

J'entendis bouger en haut quand en posant ma question. Mais personne n'apparut. S'il descendait et que sa tête me disait quelque chose, je me barrais sans attendre une seconde. C'était une journée bizarre. Ce genre de journée où tu te dis que tu aurais mieux fait de rester dans ton lit... Et puis en plus du Aiden, un autre homme était venu s'accouder au bar. A côté de moi.